Totalitarisme : dissertation imaginaire

— Par Yves-Léopold Monthieux —

Chacun pourra essayer de répondre à ce sujet de dissertation non soumis aux étudiants de Sciences Po de Schoelcher : « Vous avez pris connaissance de la loi du 27 juillet 2011 portant création de la collectivité territoriale de Martinique (CTM). En tant qu’avocat auprès de la juridiction compétente, vous démontrez que la nouvelle collectivité porte en elle des germes de déviances démocratiques, susceptibles de se retrouver dans la définition suivante du régime totalitaire : « Par le monopole des médias, de la culture, de la classe intellectuelle, un régime totalitaire tente de dominer complètement – totalement – les différents aspects de la vie sociale et privée. L’accès à des postes, l’obtention de biens ou de privilèges devient fonction du respect de l’idéologie et de l’« enthousiasme» manifesté à l’endroit des principes et des dirigeants du régime ». Dites ce qui manque à la Collectivité territoriale de Martinique (CTM) pour échapper à cette définition du totalitarisme. Vous avez 4 heures ! »

C’était en 2011, dans une brève chronique, sorti de l’imagination de votre serviteur. L’invitation imaginaire conçue au lendemain de l’acte de naissance de la CTM et, pour cause restée sans réponse, avait été suivie par quelques réflexions sur la nature « dictatogène » de l’institution. Deux contre-chroniques avaient suivi : « La personnalisation du pouvoir est l’ennemie de la démocratie » (6 juin 2015) et « Populisme et totalitarisme : les dangers de la démocratie » (12 juillet 2016). Il n’est pas sûr que ces quelques éléments ne puissent aider nos étudiants à répondre à la question imaginaire.

La situation politique dans laquelle se retrouve la Martinique à un tiers de la durée de la seconde mandature me conduit à me remémorer ces souvenirs d’ancien potache, déniaisé par la réalité politique martiniquaise. L’argumentation-mère de la revendication des années 1990-2000 avait trait à l’incongruité de la présence de deux assemblées sur un aussi petit territoire, l’existence d’un millefeuille étouffant, ainsi qu’un cumul de pouvoirs stérilisant. Aujourd’hui quatre instances de décisions prospèrent au lieu de deux : la Collectivité territoriale de Martinique (CTM) et trois communautés d’agglomération (CACEM, Espace Sud et Cap Nord). Tous les maires se retrouvent automatiquement vice-présidents de ces dernières, récupérant ainsi l’équivalent de leur deuxième mandat perdu de conseiller général. Ils font ainsi l’économie d’une élection intermédiaire qui pouvait leur être fatale, entretenant la présence permanente dans la commune d’un adversaire politique majeur. De surcroît, cette fonction a le mérite supplémentaire de demeurer hors du périmètre d’interdiction du cumul des mandats. Ainsi un maire est de droit élu territorial (Vice-Président) et peut être élu conseiller de collectivité à la CTM. Avec les présidences de satellites et l’absence d’une collectivité de même rang comme à l’époque de la bi-collectivité, près de vingt élus cumulent de fait trois fonctions ou plus. Sous la férule du président de la CTM, le seul maître à bord.

Depuis une trentaine d’années se sont développées de façon outrancière des relations incestueuses entre la fonction publique territoriale et les personnes qui l’exercent, trop souvent issues des familles ou proches d’élus. Sans parler de la difficulté de rencontrer un cadre administratif qui n’ait pas une double, parfois triple, casquette partisane, associative ou de caractère ésotérique ou initiatique.

Le totalitarisme s’exerce donc en s’appuyant sur la société civile totale, à travers un système de réseaux : université, associations, ordres professionnels, clubs service, syndicats, élus. La soumission de ces réseaux à une unique autorité peut prendre des proportions redoutables dans une société de 380.000 habitants (12 juillet 2016). C’est un peu l’étroitesse de l’île propice à l’éclosion d’hommes forts qu’évoquait le professeur Jean Crusol, dès 2003, en portant le non lors de la première consultation populaire.

Autre curiosité, l’élection à la proportionnelle qui est en démocratie le moyen idéal pour choisir les élus se révèle être un facteur déterminant dans l’île Martinique pour l’exercice d’un pouvoir totalitaire. Il suffit d’établir la liste de tous les hommes et femmes qui sont apparus à la région et la CTM depuis la quarantaine d’années d’exercice de cette collectivité, et qui ont disparu (des Marveaux, Marthe Carole ou Hardy-Dessources, et autres, jusqu’à Bolinois, Fred Lordinot, Saïtsoothane, Daniel Chomet, et bien d’autres encore…), pour s’apercevoir que pas un seul n’a fait carrière grâce au scrutin proportionnel.

Fort-de-France, le 24 septembre 2023

Yves-Léopold Monthieux