Théâtre : Bernhard, Le Bal, Séchaud

— Par Selim Lander —

Trois pièces jouées en ce moment dans deux salles du quartier Montparnasse à Paris, le Théâtre de Poche et le Guichet.

Au But de Thomas Bernhard

Thomas Bernhard (1931-1989) est un auteur à la mode en France même s’il n’est pas si fréquent que l’on y monte ses pièces. L’année dernière, en Avignon, Place des héros était joué en lituanien et mis en scène par un Polonais, Krystian Lupa[i] !Au But – qui consiste pour l’essentiel en un long monologue  – exige un monstre sacré. Or l’on peut appliquer sans hésiter ce qualificatif à la comédienne qui interprète le rôle principal avec une énergie et une justesse confondante. De l’énergie il en faut pour dire son texte de manière quasiment ininterrompue pendant presque deux heures d’horloge. Et Dominique Valadié est âgée de soixante-cinq ans ! Mais un tel exploit ne suffirait pas à susciter tant d’éloges sans la justesse. On admire combien la comédienne s’est glissée dans la peau du personnage de grande bourgeoise désenchantée qui se sert du langage comme d’une arme pour terrasser sa mélancolie et asservir ses proches. La pièce en deux actes se déroule d’abord dans la maison viennoise où vivent la mère et sa fille. La première, de simple extraction, a épousé un industriel. Femme de tête, elle est devenue chef d’entreprise après la mort du mari. La fille soumise, réduite à un rôle de faire-valoir, écoute le discours interminable de sa mère, tout en remplissant des malles de vêtements en vue d’un départ imminent dans la villa du bord de mer, à Katwijk. Le deuxième acte qui se situe dans cette villa incorpore un troisième personnage, un invité, jeune auteur de théâtre qui vient de connaître le succès. Ce choix de la part de Bernhard n’est évidemment pas innocent puisqu’il lui donne l’occasion de mettre dans la bouche de la mère quelques piques bien senties sur le théâtre et son public. A quoi bon remuer toute la boue de la société dans des pièces de théâtre, puisque cela ne dépassera jamais la simple rhétorique ? Éternelle question du théâtre politique condamné – sauf circonstances exceptionnelles – à rester dans une attitude purement dénonciatrice[ii].

 

Les Personnages oubliés d’Henry Le Bal

H. Le Bal est un écrivain prolifique, poète, romancier et auteur d’une dizaine de pièces de théâtre. Il se montre par ailleurs ici comédien très convaincant dans le rôle du valet de comédie. Les Personnages oubliés : le titre indique que nous avons affaire à une pièce sur le théâtre. Les comédiens y incarnent des personnages tombés dans l’oubli comme les pièces dans lesquelles ils apparaissaient. Ils se retrouvent dans un non-lieu, très différent du décor auquel ils étaient habitués, animés malgré tout par la volonté de jouer « leur » pièce. Celle dont il est ici question, dont le titre est 6 janvier, a pour prétexte la fête d’anniversaire d’une institution chargée d’archiver les « œuvres » dans une tour prévue à cet effet. Mais une pièce oubliée, par définition, ne saurait être rejouée… L’écriture d’H. Le Bal est fantasque avec des formules comme « qui donc que quoi qu’est-ce que tout ce sinon ? », ou « Aujourd’hui ce passé est d’ample beaucoup derrière moi et avec lui les ici ». Il y a des personnages improbables comme le dératiseur muet mais la figure centrale est celle de Loulou qui fut modèle des peintres dans les années 1920 et qui est chargée d’expliquer leur situation aux nouveaux arrivants dans la confrérie des oubliés. Elle est incarnée par une comédienne, Juliette Raynal, laquelle fait preuve d’une présence étonnante, électrique, au point que les autres comédiens, tous masculins, semblent aimantés, bien au-delà de ce que suggère le texte.

 

Une Ombre dans la nuit de Julien Séchaud

On a dit naguère tout le bien qu’on pensait de J. Séchaud auteur de théâtre à propos de sa première pièce, Aimez-vous la nuit ? Cette nouvelle pièce n’en est pas seulement proche en raison de la présence du mot « nuit » dans le titre. Il y règne une atmosphère semblable, avec quatre personnages qui se découvrent soudain piégés – ici dans un salon bourgeois, là sur un quai de gare – sans savoir au départ pourquoi. Le prétexte, néanmoins, est différent puisque les spectateurs se trouvent maintenant confrontés à une énigme policière. L’un des quatre personnages est responsable du meurtre d’un certain Lucas. Ils sont tous tombés dans la souricière tendue par Mme de Bréant, la mère de Lucas, que l’on entendra seulement en voix off, tous des coupables potentiels suivant le schéma classique de ce genre d’histoires, et l’art de l’auteur consiste à rendre chacun crédible dans un rôle d’assassin. L’affaire est bien menée et la conclusion inattendue, comme de juste. La mise en scène d’Annie Vergne est sans fioriture ; les interprètes (parmi lesquels l’auteur dans le rôle du valet, lui aussi coupable potentiel) apparaissaient encore un peu tendus lors de la représentation à laquelle nous avons assisté, l’une des premières, à l’exception néanmoins de Juliette Stevez déjà très convaincante dans son personnage de business woman acariâtre.

 

Au But, Théâtre de Poche jusqu’au 5 novembre.

Les Personnages oubliés, Guichet Montparnasse jusqu’au 29 octobre.

Une Ombre dans la nuit, Guichet Montparnasse jusqu’au 16 décembre.