« The Servant » ou le maître domestiqué

— Par Selim Lander —

The Servant 1  Brigitte EnguerandQu’est-ce qui fait une bonne pièce de théâtre, l’une de ces pièces d’où l’on sort parfaitement content, heureux comme le roi en France ? L’image n’est pas complètement hors de propos ; ces pièces rares communiquent en effet un sentiment de plénitude, proche sans doute de celui qui peut être ressenti par celui qui est en mesure d’obtenir ce qu’il désire simplement par un simple claquement des doigts. Du pouvoir il est beaucoup question, au demeurant, dans The Servant, le pouvoir – évident mais trompeur – du maître et celui – caché et bien plus pernicieux – du serviteur. Le roman de Robin Maugham (neveu de Somerset Maugham), publié en 1948, a connu une postérité éclatante grâce au film de Losey, avec Dirk Bogarde dans le rôle titre. L’auteur en avait lui-même tiré une pièce actuellement présentée au Théâtre de Poche Montparnasse – dont la programmation, en règle générale, ne déçoit pas. C’est encore le cas avec ce Servant qui procure, comme déjà signalé, un vrai « plaisir de théâtre ».

À quoi tient donc ce dernier ? La formule en est simple, évidente même en théorie : un bon texte + de bons comédiens + une bonne direction d’acteurs. En pratique c’est évidemment plus compliqué, d’autant qu’il faut compter avec les idiosyncrasies des spectateurs. N’empêche qu’une pièce réussie ne laisse gère la place aux variations individuelles, car – c’est justement la magie du théâtre – une sorte de communion s’instaure alors dans la salle et avec la scène.

The Servant illustre jusqu’à l’extrême la dialectique du maître et de l’esclave. Le maître dépend de l’esclave pour ses plaisirs et plus généralement sa vie matérielle. Cette dépendance peut devenir telle que le maître passe progressivement sous la coupe de son serviteur : tel est l’argument de la pièce, une longue descente aux enfers de Tony, un riche héritier installé dans un confortable appartement londonien, à ceci près que sa dégradation est volontaire, les agréments de la vie avec Barrett, domestique hors pair, l’emportant à ses yeux sur tous les plaisirs qu’il pourrait obtenir par ailleurs. Il faut dire que paresseux, velléitaire, jouisseur, Tony est une proie toute trouvée pour le redoutable Barrett, aussi obséquieux que machiavélique. Et c’est en vain que Richard, l’ami de Tony, comme Sally, sa fiancée, essayeront de le raisonner.

Tony et Richard (photos Brigitte Enguerand)

Tony et Richard
(photos Brigitte Enguerand)

Pour rendre une telle histoire crédible, il faut une interprétation parfaite. Or tout est parfait dans le spectacle concocté par Thierry Harcourt. Le décor fait de quelques meubles que les comédiens font bouger devant nous dans une demie-pénombre, marquant ainsi le passage d’une scène à l’autre ; la musique jazzy ; les costumes (les robes merveilleuses de Sally !) : tout contribue à nous transporter chez un représentant de la gentry londonienne dans les années cinquante (du siècle précédent). Pas un mot de trop dans le dialogue, au cordeau, dont les comédiens se saisissent avec bonheur, sans omettre de ménager là où il faut ces autres moyens de s’exprimer que sont les regards, les silences.

Maxime d’Aboville est plus vrai que vrai en Barrett. Il a campé naguère un Napoléon dans lequel on l’imagine tout aussi convaincant, car de l’Empereur il a la taille et l’autorité. Xavier Laffitte (Tony) et Adrien Melin (Richard) ont toute l’élégance et l’aisance qui sied à leurs personnages. Et le premier parvient à rendre convaincant son improbable naufrage. Les deux comédiennes ne méritent également que des éloges. Alexie Ribes ne se contente pas de porter à la perfection des robes merveilleuses : elle sait nous émouvoir. Quant à la jeune débutante, Roxane Bret, elle fait preuve d’un bel enthousiasme dans le rôle des deux soubrettes à la cuisse légère, la blonde et la brune successivement chargées de distraire le maître comme le serviteur.

Théâtre de Poche Montparnasse, avril 2015.