The Haunting Melody : « on est ce qu’on écoute »

Horreur philosophique

the_haunting_melody— Par Anaïs Heluin —

A priori, le théâtre peut exprimer l’épouvante aussi bien que n’importe quelle action ou sentiment humain. Pourtant, il y a un type d’horreur qu’il s’abstient de dire et de montrer : celle où victimes et assassins se lancent dans des courses-poursuites souvent alambiquées, où le sang coule à flots plus denses que les paroles échangées par les protagonistes. Autrement dit, au théâtre, le film d’horreur n’a pas vraiment d’équivalent. Les spectacles adaptés de la comédie musicale the Rocky Horror Picture Show (1973), par la troupe des Sweet transvestites, au Studio Galande à Paris depuis quatorze ans, font figure d’exceptions et confirment l’appartenance de la terreur à coups d’hémoglobine au septième art. Avec The Haunting Melody, le metteur en scène et directeur du nouveau théâtre de Montreuil, Mathieu Bauer, offre au contraire au théâtre sa part d’épouvante. Mais il fait aussi bien plus : à mille lieues du mauvais goût des Sweet transvestites, il imagine une partition musicale et visuelle qui interroge notre rapport à l’environnement sonore.

Thomas Blanchard, dans le rôle d’un ingénieur du son bavard et prompt à théoriser sur tout ce qui lui passe dans l’oreille, plante d’emblée le décor. Ou la mise en abyme. Car, sur scène, instruments, enceintes et cabine figurent un studio d’enregistrement où six personnes sont réunies pour réaliser la bande-son d’un film d’horreur. Mais le travail n’avance pas. Au lieu de se consacrer à l’industrie de la série B, l’équipe se dissout. Chacun de son côté, l’ingénieur, une chanteuse lyrique (Pauline Sikirdji), deux comédiens (Matthias Girbig, excellent en chanteur compulsif de tubes en tous genres, et Kate Strong en hystérique à la recherche d’une mélodie oubliée), un compositeur (Sylvain Cartigny) et un réalisateur (Mathieu Bauer lui-même) se laissent aller à leurs propres obsessions sonores.

L’épouvante de the Hauting Melody n’a donc rien de sanglant. En isolant la dimension sonore du film d’horreur, Mathieu Bauer a paradoxalement réussi à capter la théâtralité du genre. Et il en a fait le point de départ d’une réflexion brillamment désordonnée. des phrases inspirées des écrits du philosophe et musicologue Peter Szendy, de l’écoute dans l’Obvie et l’Obtus de Roland Barthes (le Seuil, 1982) ou encore du manifeste futuriste l’Art des bruits, écrit par Luigi Russolo en 1913, côtoient une cascade de tubes chantés de toutes les façons possibles. La dolce Vita dei nobili de nino Rota, Pas cette chanson de Johnny Hallyday, Paroles, paroles de Dalida et bien d’autres chansons de cet acabit deviennent alors, au même titre que le reste, matière à penser. Matière à bouger aussi, avec grâce et dans tous les sens. dans The Haunting Melody, l’horreur sublimée devient un ressort théâtral et philosophique puissant. Le son y acquiert une image et des corps, des personnalités intimement liées à leur univers sonore. Car « on est ce qu’on écoute», nous disent avec fougue Mathieu Bauer et son équipe.

Anaïs Heluin

The Haunting Melody, création de Mathieu Bauer, jusqu’au 14 février au nouveau théâtre de Montreuil. www.nouveau-theatre-montreuil.com.

Extrait du n°123  des LETTRES françaises  téléchargeable sur le site de L’Humanité
http://www.humanite.fr/sites/default/files/20150212_01_lf123.pdf