« Tabataba » : de Bernard-Marie Koltès, m.e.s. de Stanislas Nordey

— Par Michèle Bigot —

Dans ce court texte datant des années 80, Bernard-Marie Koltès aborde une matière délicate, celle de la relation incestueuse qui peut unir (et opposer) une sœur aînée et son jeune frère. En l’absence de parents, la sœur aînée est investie du rôle maternel, mais elle est aussi une sorte d’initiatrice à la vie affective et sexuelle de son fère. C’est en tout cas la situation de Petit Abou (joué par Emile-Samory Fofana) et Maïmouna (jouée par Jisca Kalvanda). La scène se passe à Tabataba, quelque part en Afrique de l’Ouest, mais ce pourrait aussi bien être dans n’importe quel village. C’est un soir de fête, tous les jeunes se sont fait beaux et s’apprêtent à sortir, boire, danser, flirter, mais pas Petit Abou qui préfère rester dans la cour de la maison à réparer sa mobylette. Maïmouna l’exhorte à sortir, puis elle le supplie, il y va de son honneur de grande sœur. Que vont penser les autres si Petit Abou ne sort pas et refuse de draguer les filles du village? c’est l’occasion d’un échange musclé entre frère et sœur, qui se termine sur une gifle magistrale. Finalement tous deux restent à la maison, à bricoler ensemble la mobylette, réunis dans cette activité.

Texte tantôt léger et amusant, tantôt tendu, avec ce sens de la mélancolie et du tragique moderne auquel nous a habitués Koltès, dont les thématiques favorites sont la violence et le désir, la marginalité et l’altérité, la solitude et la mort. D’habitude c’est l’honneur des filles qui est placé en exergue, plus ou moins protégé par leurs grands frères, souvent leur défloration ou leur viol. Ici c’est l’inverse, c’est la réputation de Petit Abou qui est en jeu et par ricochet, celle de Maïmouna. Car Petit Abu refuse d’entrer dans le jeu de l’honneur viril et préfère rester puceau auprès de sa sœur.

Stanislas Nodey avait monté ce texte à Saint-Denis, il y a plus de vingt ans. Spectacle itinérant qui investissait les cafés, les cours d’immeubles, les gymnases. La vocation de théâtre de rue est ici reconduite par la Comédie itinérante de Valence qui promène ce spectacle dans maint village de Drôme Ardèche. Deux acteurs à la peau noire investissent le plateau (Koltès fut l’un des premiers en France à soulever la question de la sous-représentation des acteurs noirs au théâtre et de l’absence du corps noir dans le répertoire). le texte revit aujourd’hui à la faveur d’une nouvelle équipe de comédiens issus de l’aventure Ier Acte, après avoir été créé en juillet 2021 au TNS de Strasbourg.

Une scénographie modeste mais très efficace, pas de jeu de lumière, deux espaces se faisant face, un bar-coiffeuse-buffet outrageusement décoré et dédié à la sœur, et un espace de bricolage, sorte de garage de mécanicien à l’air libre, encombré de pièces de moteurs, où la mobylette est tour à tour montée et démontée. Et un va-et-vient chorégraphié entre les deux lieux, symbolisant la relation entre frère et sœur. De la danse, de la musique, des échanges vifs : Petit Abou parle peu , il se laisse accabler par les reproches de sa sœur mais quand il prend la parole, c’est une explosion et Maïmouna doit plier. Le jeu de couleur des costumes, chatoyant pour la soeur, crasseux et déchiré pour le frère, tout fait signe, rien n’est laissé au hasard. Une dramaturgie efficace, un rythme lent qui s’accélère peu à peu, une intensité qui monte dans la tonalité et le volume sonore: c’est du conflit, c’est de la complicité, c’est de la tendresse, et une tonne de non-dits.

Ajoutons à cela une direction d’acteurs magistrale: les comédiens, pour débutants qu’ils soient, ont pris une leçon de diction formidable auprès de Stanislas Nordey, qui les a fait travailler phrase à phrase, mot à mot. Chaque mot est mis en bouche, goûté et projeté par l’une comme par l’autre. En somme un travail remarquable à tous les niveaux, un exercice de théâtre parfaitement convaincant, sous l’apparente modestie de son décorum.

Michèle Bigot

Distribution
Texte: Bernard-Marie Koltès
Mise en scène: Stanislas Nordey
Avec: Jisca Kalvanda, Émile-Samory Fofana
Assistanat à la mise en scène: Mohand Azzoug
Stagiaire à l’assistanat à la mise en scène: Anaïs Calvès
Scénographie: Emmanuel Clolus
Lumière: Philippe Berthomé
Costumes: Elisabeth Kinderstuth
Construction décor et atelier costumes: Théâtre National de Strasbourg
Texte publié aux éditions de Minuit (2001)

Spectacle créé le 19 juillet 2021 au Théâtre National de Strasbourg