Sur tant de chemins, Georges Castera fils (1936-2020)1

— Par Jean-Durosier Desrivières,—

Georges mouri. Mezanmi, pa gen bouch.2 Ne reste que l’encre, sa demeure. Et sa voix, réelle ou à fleur d’encre. Des mots donc, pour nous guider sur tant de chemins hantés par l’homme, le poète… Pour retrouver son esprit, son style, son goût de vivre…

Sur les chemins des langues

De toujours, il a embrassé ses deux langues – créole, français, qui l’ont tellement embrasé en retour, lui, Georges Castera fils, l’enfant qui a grandi avec « de grandes taches d’encre au cœur » (Ratures d’un miroir)3, au mitan d’un Port-au-Prince qui misait peu sur cet insolite duo linguistique-littéraire dans le paysage haïtien. Ecrivant dans la pureté de chacune de ses deux langues, il a pratiqué toute sa vie un bilinguisme d’autonomie. Au compteur : une dizaine d’ouvrages en français, plus d’une vingtaine en créole.

Jamais de mélange. Sinon quelques suggestions entre les lignes, quand l’une de ses langues se met à murmurer sous l’autre langue :

« …la mort fait mouche

sans jeu de mots

le bilinguisme entre les cuisses »

(« La lettre sur mer », Les cinq lettres)4

Elle jouit d’un succès certain, la mort, dans l’espace mensonger du pays aphone du poète… lanmò fè mouch, aussi, les cadavres attirent des mouches alors, littéralement… Cet entre-deux, première donnée sans doute, qui donnera lieu à une poétique de l’ambivalence…

« la mort emmurée dans mon pouls

guette

de ma fenêtre en larmes

je vois tout Port-au-Prince »

(« Déshérence », Brûler)5

N’aurait-il pas l’air d’une interjection créole, ce « guette » (gèt ! langèt !) ? Que dire du « poème qui s’offre ah ! », dans les « choses dites à la vitesse d’une caresse » (Le trou du souffleur) ?6 De quoi faire sursauter le lecteur au bord du gouffre du langage… « Nous sommes dans un pays où les gens parlent entre les langues. On ne parle ni français, ni créole », dixit le poète au Nouvelliste.7

Polémiste et défenseur intrépide de la langue créole, Georges prendra également langue avec l’espagnol, cette belle étrangère, lui permettant de goûter quelques pièces de ses pairs dans leurs versions originales. Et de nous révéler l’inspiration de ce jeune et lumineux poète haïtiano-dominicain, Jacques Viau Renaud, via la traduction de son poème : « J’essaie de vous parler de ma patrie »8… Et la langue cible, dès lors, en disant presque la même chose, se pose en passerelle d’un cœur à un autre cœur…

Sur les chemins de l’humain

« Mon art ne finira pas dans un musée, il finira dans le cœur de l’homme », écrit le jeune poète-dessinateur en 1956, dans son premier album d’aphorismes et de dessins resté inédit jusqu’ici : « Parfums Incroyables ». L’homme, avec un grand « F » dirait Gérald Bloncourt… pour ainsi dire, l’humain, c’est la grande affaire de celui qui abandonnera la perspective du stéthoscope et du bistouri, pour empoigner le papier et la plume… Le docteur Georges Castera Père, ne verra pas le médecin Georges Castera fils : poète et marxiste ! c’est tout… A défaut d’apaiser douleurs et souffrances du corps, il apportera du baume à l’âme… au cœur… de la jouissance à l’esprit !

Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, des amis du père syndicaliste et plein d’autres sont passés par là, et la leçon de « la belle amour humaine » a été bien apprise. Mener le bon combat avec les camarades, certes, mais jamais sans la femme à ses côtés. La femme : toujours en robe de métaphores, pronominalisée, jamais nommée… Une tactique de combattant discret, peut-être…

A New York (1969-1986), le poète-militant gravite autour du noyau communiste des éditions Idées Nouvelles Idées Prolétariennes qui édite plusieurs de ses compositions créoles, témoins d’un être solitaire et solidaire. S’incruste alors dans le poème, l’alliance de l’amour – dans tous les sens – et du politique – au plus haut point de la conscience sociale :


« chak jou pi lwen.

an ranyon chak jou.

pou nou donnen,

se men lan men

ak malere

[…]

si m renmen ou, cheri,

se pou m pa rete sou sa m konnen. »

(chaque jour plus loin.

en haillons chaque jour.

pour fructifier,

c’est main dans la main

avec les pauvres

[…]

si je t’aime, chérie,

c’est pour ne pas tarder sur ce que je sais.)

(« Aksyon », Biswit leta)9

 

Prendre le parti des livres, ne serait-ce pas se mettre du côté des hommes, aussi ? De leur intelligence ? De leur sensibilité, leur intuition ? Elargir son savoir, pour les aider à se dévoiler d’incohérence ? Il suffit de penser à un mot de Henri Reine, persistant dans la mémoire de Georges pour admettre que « ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes. »10 Or, ils ont la peau dure, les mots qui reçoivent sur rendez-vous

Sur les chemins de la poésie

La part d’absolu du poète, peu importe les combats : la poésie ! Aventure du langage, langage de l’aventure. C’est pareil ! « Le poète doit être hors norme. »11 Et si définition, il en faut, il faut encore revenir à l’inquiétude de la femme, à la question de la connaissance et de la conscience :

« ou mandé-m chéri sa poyézi vle di ?

oun bann ti fraz pou chavire malè. »

(tu me demandes chérie ce que poésie veut dire ?

une bande de petites phrases pour chavirer le malheur)

(« Késtyonè »)12

Le poème, quelle qu’en soit sa langue, s’érige en lieu de résistance par excellence : « J’ai pris tous les risques / sans drapeau blanc / jusqu’à la cime des mots » (« La lettre sur mer », Les cinq lettres). Et dans cette aventure du langage, revient telle une constante, la question de la langue créole face à divers défis et péripéties. Une obsession : faire de cette langue une langue d’écriture, digne d’investir tous les possibles de l’imaginaire, du littéraire. Une préoccupation : accompagner son évolution… graphique, phonétique, lexicographique, syntaxique… Ainsi, lire attentivement la poésie de langue créole de Georges, dans son ensemble, c’est saisir une certaine diachronie d’un tel code linguistique, si singulier. Deux preuves de plus :

      1. « M’ mache nan lang mwen

jan m’ vle, jan m’ pito,

m’ antre nan pale depale w’,

m’ pale pye atè avè w’.

Se chèlbè pa m’ ! »

(Je marche dans ma langue

comme je veux, comme je préfère,

j’entre dans ton parler délirant,

je parle à toi pieds nus.

C’est mon élégance !)

(« Verite lang kreyòl », Jòf)13


 

      1. « Mete kè m sou vitès kè w

pou m kente

kèk lane anplis »

(Mets mon cœur à la vitesse de ton cœur

pour que je gagne

quelques années de plus)

(Gout pa gout)14


Il est arrivé au poète une manie de gratter sa guitare, et de tracer sur papier, à l’encre de chine, quelques figures insolentes, insolites – sous le pseudo de Radi (insolent), autre manière de bander son art. Mais il est une fidélité de Georges, jusqu’au bout, à ce phénomène esthétique : « l’aube cérébrale qui se lève / la poésie qui vous parle du bout des ongles » (Voix de tête)15. Espace de débat, tel est le destin du poème, d’où émane constamment une parole réfléchie et réflexive, trahissant la figure critique du poète.

Sur les chemins de la critique

Théoricien et critique. Facettes autres de Georges. Le prouve, L’intelligence est inquiète, dernier ouvrage rassemblant la majorité de ses textes critiques et théoriques. De son « Art poétique », daté de 1956, à son long entretien (inédit en grande partie) accordé à Charles H. Rowell pour la revue Callaloo en 1992, en passant par son long poème « A partir d’un débat sur les nouvelles directions de la poésie haïtienne » qui remonte à 1971, il est opportun de déceler ce phénomène peu commun dans le paysage littéraire haïtien : un ouvrier des mots capable de réfléchir aisément sur sa propre pratique, sa propre expérience artistique. Capable aussi de fuir un lyrisme ambiant teinté continuellement d’émoi central. Capable d’emprunter tant et tant de Chemins critiques… Précisément la première revue haïtiano-caribéenne dont il est membre fondateur…

Ici, Magloire-Saint-Aude. Profession ? Poète « feutré, ouaté, loué, au ras des pôles… »16 Réputation ? Obscur, opaque, selon la critique traditionnelle haïtienne… Il trouvera grâce sous la plume d’un Georges pugnace et complice, éprouvant l’envie de nous démontrer dans un article exigeant, « Clément Magloire-Saint-Aude, homme déchiré au-delà des phrases »17, la modernité d’une telle écriture poétique et singulière. Avec la même exigence, il passera au crible de son jugement et de son bon sens, à travers maints journaux et revues, l’œuvre de divers autres poètes, le roman Compère général soleil de Jacques Stephen Alexis, le surréalisme tel qu’il a traversé le monde des lettres haïtiennes, l’indigénisme, différents aspects de la langue créole, de la culture, de la réalité haïtienne… Une réalité entre la vie et la mort…

Sur les chemins de la vie et de la mort

Nous disons la vie, pour dire la musique de l’amitié : une amitié indéfectible, verticale. Nous disons la vie, pour dire l’air de la générosité, de l’humilité, malgré colères extravagantes (le poète ne serait plus hors norme). Nous disons la vie, pour dire les notes de l’amour, du désir, de la femme, « démesurément femme »… Nous disons aussi la mort, pour dire le glas de la désespérance, de la fatalité… Paradoxe ou sens aigu de l’existence, d’une culture source qui le ressource ou de l’espace sociopolitique suffocant qui le ceinture : la vie ne va jamais sans la mort dans la poésie de Georges.

La vie, celle par qui arrive tout l’amour, telle une « Ethique » : la femme ! « A chaque question que tu poses à la vie / notre amour est la bonne réponse »18. La femme, celle par qui arrive tout le plaisir, toute la joie : origine du monde ! Divinité qui fait éjaculer les anges

« déshabille-toi de toi et de moi

je connaîtrai la fraternité

de ta soif crépue »

(« Chambre d’écho », Brûler)19

Dans un milieu où la religion et la pudibonderie se nomment aussi hypocrisie, la poésie, qui n’est point un catéchisme, affiche l’érotique comme politique et poétique de la révolte, exaltant la vie par « L’ovation des sens » :

« Ô nudité voluptueusement

perturbatrice de l’instant

extase ! extase !

le clitoris pense

qu’il est l’écharde qui conduit

vers le songe et le paisible

engrenage de l’être

tu marches sans culotte

dans mes rêves exubérants »

(Le trou du souffleur)20

Le rêve, le désir, l’amour, l’amitié… tout ce qu’il faut pour contredire « l’anecdotique vie » de cette ville presque abominable. Une ville où la mort vient toujours en contrepoint, pour faire contrepoids. La mort banale. Absurde. Oui, la mort sans sens… Croyez-en au « Télégramme » :

« arbre à pain

recherche boulangeries

éphémères STOP

prière de s’adresser préférablement

aux heures de fermentation STOP


punaise des bois

parodie de sang frais STOP

recherche parfumerie

là où l’eau a jeté ses morts STOP

 

en Haïti STOP

mourir est une fin de semaine

comme une autre STOP »

(Le trou du souffleur)21


Ci-gît, le poème, et le poète…

Éternels !

Trinité, Martinique, 6 février 2020

1 Bien que publié ici, ce texte-hommage reste en chantier.

2 Georges est mort. Mes amis, point de bouche.

3 Georges Castera, Ratures d’un miroir, Port-au-Prince, Imp. Le Natal, août 1992, p. 7.

4 Georges Castera, Les cinq lettres, Port-au-Prince, Imp. Le Natal, octobre 1992, non paginé ; rééditions, Montréal, Mémoire d’encrier, 2012, p. 23.

5 Georges Castera, Brûler, Port-au-Prince, Ed. Mémoire, 1999, p. 53.

6 Georges Castera, Le Trou du souffleur. Préface de Jean-Durosier DESRIVIERES ; dessins de Georges Castera, Paris, Ed. Caractères, 2006 (Prix Carbet), p. 26.

7 Georges Castera fils, L’intelligence est inquiète. Textes critiques et théoriques, Port-au-Prince, Editions de l’Université d’Etat d’Haïti, 2017, p. 77.

8 Jacques Viau Renaud, J’essaie de vous parler de ma patrie (sous la direction de Sophie Martiñez et Daniel Huttinot), Montréal, Mémoire d’Encrier, 2018.

9 Georges Castera, Rabouch. Antologi, Port-au-Prince, Edisyon Près Nasyonal d’Ayiti, 2012, p. 46, 47.

10 Georges Castera fils, L’intelligence est inquiète, ibid., p. 72.

11 Ibid., p. 72.

12 Georges Castera, Konbèlann, Anthologie réunissant plusieurs recueils (Klou gagit, Espagne, 1965 ; Télé-dyòl, 1964-1965 ; Boua Mitan, New-York, 1970 ; Panzou, New-York, 1970 ; Tanbou Ti Bout-la Bout, 1970 ; Plon gayé, 1970-1974 ; Koulé krazé (Langaj), 1970-1974), suivi de deux annexes : « Anèks 1 », p. I-XVI et « Anèks 2 », p. XVIII-XXXI. Montréal, Ed. Nouvelle Optique, 1976, p. 165.

13 Georges Castera, Jòf, Port-au-Prince, Ed. Mémoire, janvier 2001, p. 56.

14 Georges Castera, Gout pa gout, Montréal, Ed. Mémoire d’encrier, 2012, p. 29.

15 Georges Castera, Voix de tête, Port-au-Prince, Ed. Mémoire, 1996, p. 23.

16 Magloire-Saint-Aude, Dialogue de mes lampes et autres textes. Œuvres complètes, Paris, Jean Michel Place, 1998, p. 34.

17 Georges Castera, Chemins Critiques. Droit et Démocratie, Vol. 1, N°2, août 1989.

18 Georges Castera, Le Trou du souffleur, ibid., p. 44.

19 Georges Castera, Brûler, Port-au-Prince, Ed. Mémoire, 1999, p. 34.

20 Georges Castera, Le Trou du souffleur, ibid., p. 57.

21 Ibid., p. 43.