Une poésie exigeante, enracinée dans la créolité, qui se confronte à la finitude et s’élève vers le cosmique
— Par Eric Eliès —
La poésie des Antilles, de Guyane et d’Haïti est extraordinaire riche, et encore trop largement méconnue dans l’hexagone. Avant mon séjour en Martinique, de l’été 2020 à l’été 2022, je ne connaissais de la poésie antillaise que Césaire, Glissant, Saint-John Perse mais ces noms me masquaient, de leur éclat presque aveuglant, un foisonnement poétique aussi luxuriant que les forêts qui couvrent les pentes des mornes au coeur de l’île… J’ai déjà présenté sur CL des recueils d’Henri Corbin et, surtout, des recueils de Monchoachi, dont j’ignorais l’œuvre et que j’ai découvert dans les librairies de Fort de France (je continuerai à présenter Monchoachi qui n’est pas que poète : esprit libre et profond, il est aussi l’auteur d’un livre important : « Retour à la parole sauvage », qui dévoile et martèle nos impasses civilisationnelles). En revanche, et un peu étonnamment, j’ai « raté » l’oeuvre de Roger Parsemain et c’est à Paris que je l’ai découverte, lors d’une visite au marché de la poésie où exposait l’éditeur « Long Cours », installé au Gosier, en Guadeloupe.

Depuis 2012, le poète antillais Monchoachi élabore, avec le cycle Lemistè, une œuvre poétique polyphonique qui fait résonner dans la langue française, qu’il s’approprie, malaxe, détourne et subvertit, les singularités de la langue créole et d’une identité caraïbéenne complexe aux racines à la fois américaines, africaines et européennes… « Streitti » constitue le 4ème recueil du cycle Lemistè, initié en 2012 avec « Liber América » et poursuivi en 2015 avec « Partition noire et bleue » (recueil par lequel j’ai découvert Monchoachi et que j’ai présenté sur CL) et en 2021 avec « Fugue vs fug ». D’une très grande richesse sémantique, car puisant à toutes les langues de l’espace caraïbéen, la poésie de Monchoachi est exigeante et ardue, et chacun des recueils, tous remarquables par la complexité et la minutie de leur composition, où tout est soigneusement pensé et pesé sans pour autant freiner la spontanéité de parole, exige plusieurs relectures. Néanmoins, par rapport aux précédents recueils, « Streitti » semble étonnamment accessible pour un lecteur européen. La langue est fluide et coule presque de source, comme une eau au flot bien moins tumultueux que les remous de « Partition » et de « Fugue », qui pouvaient effrayer un lecteur non averti.