— Les Velos Marin Martinique —

Pourtant, ce sentiment d’urgence peine à se traduire en actions transformatrices profondes. Pourquoi cette difficulté à engager un véritable changement ? Peut-être parce que notre compréhension même des enjeux est faussée. Elle est viciée par des erreurs de langage, des glissements de sens, des intuitions communes trompeuses qui nous empêchent de percevoir certaines dimensions essentielles du déséquilibre.
L’importance de bien nommer : une expérience de terrain
Ces réflexions sont nées de quatre années d’expérience concrète au sein de l’association Les Vélos Marin Martinique. À partir d’une action simple, la récupération de vieux vélos, nous avons peu à peu été amenés à interroger la notion de recyclage telle que notre culture l’entend et l’applique. Et progressivement, une évidence s’est imposée : le mot “recyclage” ne décrit pas ce que nous faisons. Pire : il trahit subtilement, mais profondément, ce que nous défendons. Cette prise de conscience dépasse notre seule expérience et concerne sans doute de nombreuses autres initiatives axées sur la réparation d’objets populaires.
Le “recyclage”, en tant qu’idéologie englobante, est aujourd’hui présenté comme un idéal. C’est un mot-clé, un réflexe responsable, un slogan consensuel. Pourtant, notre expérience révèle qu’il constitue un piège, à la fois dans la pratique et dans l’imaginaire qu’il véhicule. Il est souvent brandi pour accélérer les procédures, pour soulager les consciences, mais il évite avec aisance toute remise en question du modèle qui produit les déchets en masse.
On peut distinguer deux logiques dans la réutilisation d’un objet : – d’un côté, le recyclage, simplificateur et englobant, qui réduit l’objet à sa matière, à sa fin de cycle ; de l’autre, la réparation, qui redonne usage, sens et dignité à ce qui existe déjà.
Ces deux démarches obéissent à des visions du monde fondamentalement différentes.
De fait, notre démarche ne vise pas le recyclage. Nous ne réparons pas en premier lieu pour des raisons écologiques. Nous réparons parce que c’est juste, parce que cela a du sens. Un vélo rouillé, cassé, oublié, peut redevenir un vélo. Il peut retrouver sa fonction, son usage, sa valeur d’usage. En réparant un objet, nous réparons aussi un lien social, une relation à l’outil, et par là même, une dimension collective.
Il nous arrive quand même d’utiliser le mot “recyclage”, presque par nécessité, pour dialoguer avec certaines institutions, certains interlocuteurs. C’est un terme passe-partout, valorisé, rassurant. Mais c’est un mot adapté à un monde qui a réduit la complexité sociale à une simple gestion des déchets. Et ce n’est pas notre monde. Notre pratique de terrain nous a révélé une vérité : le recyclage, tel qu’il est intégré culturellement, n’est pas un geste vertueux en soi. Il fait partie intégrante de la logique de surconsommation. Plus on jette, plus on recycle.
C’est une forme d’auto-justification, un faux progrès, un geste qui masque les causes profondes. La véritable responsabilité ne réside pas dans la valorisation des déchets, mais dans le soin, dans l’attention portée à l’existant avant même que l’objet se transforme en déchet. Le paradigme que véhicule le mot “recyclage” n’est pas neutre. Il ne s’agit pas d’un simple geste technique. Il porte avec lui une vision linéaire du monde :
production → consommation → élimination.
Dans cette logique, le recyclage intervient après la “mort” de l’objet, pour en extraire une valeur résiduelle. Il ne sauve pas, il ne voit plus un outil, mais une matière première en fin de course. Cette valorisation, loin d’être locale, est souvent délocalisée, industrialisée, désincarnée, elle éloigne l’objet de son usage, et l’usage de son sens. Comme les vélos jetés à la benne à ferraille qui repartent en métropole pour être recyclés alors qu’ils pourraient pratiquement tous être réparés ici !
Dans nos sociétés modernes, le vrai est souvent remplacé par sa représentation. Le recyclage, érigé en solution miracle, participe de cette logique. Il maquille l’urgence de repenser nos manières de produire, d’échanger, de transmettre. En effet, mal nommer les choses, c’est souvent empêcher d’agir vraiment.
L’entrave structurelle de l’idéologie “recyclage”
Le recyclage, tel qu’il est organisé aujourd’hui, empêche de manière structurelle que des actions locales, fines et humaines soient simplement envisagées. Il décharge la société de l’attention concrète que méritent les choses, mais aussi les gens. Il dissout les responsabilités de proximité dans des flux de matière anonymes. Il débranche les mains, les gestes, les savoirs. Il donne l’illusion qu’il n’est plus nécessaire de s’arrêter, de réparer, de comprendre, faire autrement. Et dans une société comme la nôtre, où un nombre croissant de personnes se retrouve dans une sorte de désarroi, c’est véritablement dommageable. Voici pourtant un matériel intéressant pour redonner du sens à l’individu, et ce, de manière véritablement intégrée à son propre milieu. Nous avons d’ailleurs connu une époque où l’artisanat était important car il contemplait tous les objets, même usagés. Ils n’étaient alors pas recyclés, mais simplement réparés. Cela formait un savoir-faire, un amour du travail qui est en perte aujourd’hui.
On pourrait imaginer des filières qui ne se contentent pas de rediriger des flux, mais qui soient véritablement valorisatrices de ce potentiel humain et matériel local. De plus, des modèles économiques viables peuvent très bien émerger de cette manière de faire. Par contre, il nous faudra un temps de maturation pour re construire une vision, tout comme une période de maturation est nécessaire pour les grands projets qui ont existé. Toutes les grandes évolutions sont parties d’une idée qui, au départ, n’était pas forcément axée sur des gains financiers immédiats, mais simplement sur la volonté de faire quelque chose qui avait du sens. Bien que le sens maintenant soit devenu plus fin et plus difficile à saisir, peut-être est-il enfin temps d’évoluer . Je ne peux m’empêcher de citer Frantz Fanon : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, affronter sa mission : la remplir ou la trahir. »
Dans cette logique de flux, les objets, “ressources”, se mesurent au kilo. Un vélo, un jouet, une table, un mixeur : on parle de « matières », de « gisements », de « flux ». Dans cette logique, on remplace l’objet par le matériau inerte, le geste par le processus. Elle gère, mais elle ne comprend pas, perdant en cours de route ce qui se joue vraiment. Le système de gestion des déchets, en se focalisant sur le recyclage industriel, marginalise les initiatives locales de réparation (ce que notre expérience au sein de l’association ici au Marin illustre bien “Les vélos Marin VS Bailleur social”).
Pour nous, réparer un vélo, ce n’est pas gérer un flux. C’est redonner vie à un lien. C’est refuser l’abandon, ni de l’objet, ni de la personne. Ce que nous faisons ne s’inscrit pas dans la chaîne du recyclage. Nous ne sommes pas qu’un maillon. Nous sommes de manière créative en interaction avec notre milieu dans une direction de sens local, humain. Un espace d’attention et de respect des choses.
Oui, le recyclage joue un rôle dans la gestion des déchets. Il permet de limiter l’extraction de matières vierges et d’éviter une catastrophe environnementale encore plus grande. Mais il n’est qu’un pansement. Il traite les symptômes, pas la cause. C’est la façon dont un monde de surconsommation tente de gérer les conséquences de sa propre logique. Ce n’est pas un acte écologique, c’est une réaction systémique dénuée de créativité, malgré les apparences. Et c’est là le piège : en glorifiant le recyclage, on ne pense pas à d’autres manières de faire : la réutilisation, la réparation. On se donne bonne conscience en triant ses déchets, mais on ne remet pas en question ses habitudes d’achat ou sa responsabilité de l’objet à long terme. On croit participer à la durabilité, alors qu’on reste enfermé dans le jetable.Le langage lui-même est piégé : « recyclage » suggère une boucle, mais dans les faits, les cycles sont courts, énergivores.
La réparation, elle, ne suit pas la logique de la matière, mais celle de la vie. Elle ne transforme pas, elle sauve. Elle ne broie pas, elle ajuste. Elle n’efface pas l’histoire, elle la prolonge de manière créative et permet grâce à cet espace une bifurcation, un vrai renouveau. Elle va jusqu’à changer la relation du consommateur avec l’objet, et c’est cela qui changera notre société.
Pour nous, le mot “recyclage” est devenu problématique. Parce qu’il fait écran à l’action locale, organique, humaine. Parce qu’il prolonge sous couvert d’écologie , l’idéologie de l’objet désirable, interchangeable, contrôlable. Parce qu’il entretient l’idée que l’on peut continuer à produire et à consommer sans jamais vraiment changer.
Nous ne voulons plus être associés à cette façon de faire. Nous refusons d’être réduits à de simples acteurs du “recyclage”. Notre ambition est de réhabiliter la réparation, non pas comme une technique, mais comme une véritable culture. Une culture qui ne catégorise plus les objets en fonction de leur poids ou de leur valeur marchande , mais selon leur potentiel de vie et de sens. La réparation requiert une reconnaissance : des espaces dédiés, du temps alloué, des droits spécifiques. Elle constitue un pilier essentiel d’une transition sincère, une transformation profonde plutôt qu’un simple ajustement superficiel.
Ce que collectivement nous tenons pour acquis, c’est que nous vivons dans une société de consommation. Et ce que l’on nomme « éthique », bien souvent, n’est rien d’autre qu’une tentative de rendre cette consommation plus supportable et acceptable. Mais à partir du moment où l’on est conditionné à ce cadre, celui d’un monde d’individus consommateurs, dans lequel les objets ont une vie courte et où l’on finit par gérer leur « fin de vie » comme un dernier geste de bonne conscience, l’éthique elle-même devient une pièce du système. On déclare un acte comme “responsable” ce qui en fait ne fait que prolonger l’aliénation, comme ce “recyclage” qui nous donne l’illusion d’agir sans remettre en cause la surconsommation. on recycle , sans jamais remettre en cause la logique folle qui produit l’inutile en masse, qui jette ce qui fonctionne encore, qui remplace ce qui pourrait durer.
Vers une Écologie de l’Être
Sortir du piège du « recyclage » et embrasser une véritable culture de la réparation exige une transformation qui transcende les politiques publiques et les initiatives collectives. Elle initie un cheminement individuel, une réconciliation avec une vision du monde plus intégrée .
Pendant ces quatre années d’écoute attentive autour des vélos populaires, nous avons appris une chose fondamentale : réparer l’objet, c’est aussi guérir notre relation avec lui et, par extension, avec le monde qui nous entoure. Cette attention minutieuse portée à la matière, ce temps dédié à la réparation, nous reconnectent à une réalité tangible et sensible, loin des abstractions et des considérations purement utilitaires.
La lecture du monde que nous pressentons se révèle être un réseau complexe d’interdépendances. L’objet n’est pas un déchet en devenir, mais un témoin d’une histoire, un porteur d’énergie et un potentiel de lien. Le réparer, c’est honorer cette histoire, respecter cette énergie et raviver ce lien.
Cette nouvelle lecture du monde nous invite à dépasser une vision purement matérialiste et consumériste. Elle nous encourage à interroger notre propre vie intérieure : notre temps, notre attention, notre quête de sens. Ne sommes-nous pas, nous aussi, pris dans une logique de « jetable » émotionnel, relationnel et spirituel ? Ne cherchons-nous pas souvent à « recycler » rapidement nos problèmes et nos douleurs, sans prendre le temps de les comprendre, de les digérer ou de les réparer en profondeur ?
Ce cheminement individuel n’est pas un repli sur soi, mais au contraire, une ouverture au monde. En réparant notre propre regard, en cultivant une écoute plus profonde, nous devenons plus aptes à percevoir la valeur de chaque être et de chaque chose.
le Marin 01/05/2025
Les Velos Marin Martinique
