« Soleil couchant », quand l’homme est astre qui s’éteint

— par Janine Bailly —

Si son existence est attestée dès l’Antiquité, d’abord dans des cérémonies religieuses puis comme accessoire de spectacle, la marionnette est devenue aujourd’hui un personnage de théâtre à part entière. Parce qu’elle a toujours fasciné non seulement les enfants mais aussi les grands, en cela qu’elle est une figurine, une figure animée créée à notre propre image, elle s’est vue à son tour imitée par l’homme, dans certaines mises en scène où l’acteur adopte son maintien et ses mouvements.

De cette ambiguïté, dans Soleil Couchant Alain Moreau se joue, acteur de chair et d’os mais aussi marionnette dont le vêtement l’habille, à qui il prête ses jambes et ses bras, l’un chargé d’en manipuler la tête, l’autre destiné aux gestes de la vie à accomplir. Par cette manipulation à vue, et qui reste minimaliste en raison de l’âge supposé du personnage joué, le comédien et son double pourront au fil du récit se rejoindre, entrer en connivence, l’un buvant la bière que l’autre lui tend, comme aussi tous deux respirent émus le parfum de ce que l’on suppose être châle, ou vêtement d’une épouse disparue. Une complicité non dénuée d’humour se fait jour lorsque la main libre adresse au manipulateur le signe impératif de lever sa jambe, de sorte que puisse se déchausser le vieillard aux mouvements contraints.

Mais qui est ce double ? La similitude des deux visages, l’humain et le sculpté, laisse à penser qu’il s’agit là du même homme à deux âges de sa vie, que celui d’aujourd’hui s’adresse à celui qu’il fut, et que la méditation face à la mer, sur ce sable qui évoque, de façon plus simple et plus douce, la dune où disparaît l’héroïne de Beckett dans Oh les beaux jours !, que cette méditation est faite de souvenirs rappelés, de réminiscences éparses.

Seules les vagues en leur ressac toujours renouvelées font entendre le passage du temps. Car il s’agit ici de conter au-delà des mots, qui jamais ne seront prononcés, les actes qu’on pressent ultimes d’un vieil homme usé par la vie. Les gestes aussi infimes soient-ils, les déplacements lents et douloureux, les inclinaisons de la tête manipulée suffisent à dire la solitude de l’homme, la mélancolie de cette fin de jour, les derniers petits bonheurs avant que tout ne s’efface au soleil couchant. Bonheur du dernier verre de bière — levé aussi en salut au public avant que le moment ne prenne fin —, sensation retrouvée du sable qui s’écoule entre les doigts d’un pied déchaussé, caresse d’un parfum sur le tissu de l’aimée, baguette agitée dans l’espace comme pour diriger l’orchestre de la mer. Et bonheur de ce qu’il voit, que nous ne voyons pas, quand son regard se fixe sur un horizon au-devant de lui, quand d’un demi-tour brusque il semble déjouer une présence autre dans son dos, ou qu’il ramasse et garde précieusement, pour s’en resservir et dessiner plus tard sur le sable, une plume d’oiseau de mer !

Le vieil homme pour venir sur la plage s’est vêtu comme en un dimanche, preuve en est cette cravate qu’il s’efforce tant bien que mal de réajuster. Il se livre d’ailleurs à une sorte de cérémonial, délimitant, à l’aide de petit bâtons porteurs de rubans de tissu coloré qu’il découpe, un espace semi-circulaire : est-ce une dernière œuvre ? un rituel qui nous échappe ? et je pense alors aux rubans de prière tibétains agités par le souffle des vents. Chacun peut en effet, de cette histoire sans paroles s’imaginer l’intrigue, se bâtir le scénario, et lui donner un sens, et c’est bien là une des forces de ce spectacle.

Vieillir, c’est aussi se perdre, et Alain Moreau nous le dit délicatement par petites touches successives ; il y a ce mouchoir tiré de la poche et qui en sus de son usage normal servira à essuyer le verre où l’on va boire ou ses propres lunettes, ce décapsuleur égaré que l’on retrouve au fond de cette même poche et que l’on salue d’un imperceptible soupir de satisfaction, cet anneau brillant, anneau de mariage sans doute que l’on perd dans le sable et que l’on cherche de façon malhabile sans jamais le retrouver, ces gestes étranges dessinés dans l’espace comme pour saisir… un souvenir ? une libellule qui passe ? un dernier rêve ? quelque fantôme du temps passé ? Et surtout, cette main qui tremble, indocile, que l’on contemple stupéfait mais qu’on ne saurait plus discipliner !

Quand enfin les lumières vont s’éteindre, que les vagues grondent plus furieuses, que derrière le mur de sable l’homme se réfugie, le comédien lentement se défait de son habit, dépose sa marionnette et sort : est-ce donc avec lui la vie qui s’en va ? est-ce symboliquement le fils qui a tué le père ? Et nous sortirons de la salle profondément émus et troublés, chargés de toutes les interrogations auxquelles il nous incombera de trouver seuls des réponses !

Soleil Couchant (Paul Verlaine)

Et d’étranges rêves/Comme des soleils/Couchants, sur les grèves/Fantômes vermeils,/Défilent sans trêves

Défilent, pareils/À de grands soleils/Couchants sur les grèves.

Janine Bailly, Fort-de-France, le 28 octobre 2018

Photo Paul Chéneau