Sarah Malléon : “Tous mes films se passent en Martinique ou mettent en scène des Antillais”

À l’origine de certains épisodes de séries télévisées  françaises comme Mongeville, Sam, ou Tropiques Criminels, se trouve une jeune femme martiniquaise, Sarah Malléon, scénariste diplômée. Reçue au concours sélectif du Conservatoire européen d’écriture audiovisuelle (CEEA), à Paris, elle  a suivi une formation de deux ans, au terme de laquelle elle est sortie de l’école, en 2015, « avec une bible de fiction-télé et une bible de fiction-animation ». Quelques mois après, elle trouvait un agent et entrait dans la vie active, au sein du monde de la télévision et du cinéma français.

À la différence de certains cinéastes qui se dirigent vers les industries cinématographiques africaines ou canadiennes, son travail de scénariste, c’est en France qu’elle veut le faire. Et ce en dépit des difficultés rencontrées, voire des oppositions auxquelles elle peut se heurter, car « partir, c’est laisser les autres gagner ». Elle ne veut pas, dit-elle, « laisser l’entre-soi hexagonal gagner ». Mais pense que « c’est encore possible », qu’il faut garder espoir.

Si elle refuse d’être « mise dans une case » en ce qui concerne le cinéma — son talentueux Doubout lui seul en est une preuve — elle reconnaît qu’elle l’est déjà pour la télévision. À noter qu’un épisode de la série Tropiques Criminels, saison 2, sera tourné jusqu’au 20 octobre sur différents sites de l’île — Tropiques Criminels, une série policière populaire qui remporte un certain succès, mais sans grande originalité par ailleurs, si ce n’est que le duo policier est féminin, Sonia Rolland en commandante et Béatrice de La Boulaye en capitaine. Réminiscence pour moi de films, Training Day, par exemple, d’Antoine Fuqua, où évolue le duo masculin de choc, Denzel Washington et Ethan Hawke, et que l’on peut revoir ces jours-ci sur le petit écran… Mais là s’arrêtera ma comparaison !

Pour rappel, la subvention accordée par la CTM à cette production a déclenché une certaine polémique, à la Martinique. (Janine Bailly)

Ci-dessous, quelques extraits d’une longue interview donnée au site  Kariculture, le 25 juillet 2020, par Sarah Malléon

Le choix d’un métier : C’est une vocation. À neuf ans, j’ai vu La légende du Cavalier sans Tête à l’Olympia à Fort-de-France. J’ai trouvé ce film incroyable : l’histoire, le jeu, j’ai eu peur, j’ai rigolé… Toute l’émotion que j’ai ressentie en voyant un film, j’ai eu envie de la redonner. Je me suis promis que, plus grande, j’écrirais des films. Plus tard, quand j’ai eu douze ans, j’ai vu Rue Cases-Nègres et j’ai pensé : « Si Euzhan Palcy a pu le faire, c’est que c’est possible ».

Des influences : Mes influences sont multiples, ce sont celles de tout le monde. Du coup, je ne cherche pas à faire des films élitistes. Je fais des films qui fédèrent, qui sont abordables par des gens de différents milieux, de différents horizons. Pour moi, un film peut être imparfait mais si la personne y a mis du coeur, ses tripes, ça me fait entrer dedans et ça me touche. J’essaie de faire mes films dans cette optique.

Des histoires à découvrir, à exhumer, à raconter :  Tous mes films se passent en Martinique, ou mettent en scène des Antillais. Au collège, on a voulu nous apprendre à faire des recherches. Alors que je feuilletais un bouquin à la bibliothèque du Lamentin, je suis tombée sur un paragraphe titré “An tan Robè” (…) J’ai découvert que la Résistance, ce n’était pas juste Jean Moulin … À l’appel du général de Gaulle, des hommes et des femmes martiniquais se sont engagés pour aller libérer la France. Personne ne m’avait dit que des gens proches de moi étaient allés se battre et faisaient partie de ce beau récit de la République française. On les avait maltraités, puis oubliés. À l’époque, Euzhan Palcy n’avait pas encore fait son documentaire, et les dissidents n’avaient pas encore reçu de médaille. Je me suis dit qu’on se moquait de nous, qu’on nous racontait l’histoire qu’on voulait nous raconter. Alors, comme Aimé Césaire, “bouche de ceux qui n’ont point de bouche”, je me suis promis d’écrire les histoires de ces gens-là. Les histoires qui n’ont jamais été racontées. C’est ma colère de cinéaste…

Un premier court-métrage talentueux,  Doubout, bien accueilli et souvent récompensé : (France Antilles : D’une durée de 18 minutes, ce court métrage, a été tourné dans l’île en novembre 2017, au Gros-Morne précisément, avec quatre comédiens : Jean-Claude Duverger, Daniely Francisque, Rayann François-Eugène et Jean-Philippe Rangamany. « Doubout » a déjà beaucoup voyagé : Sao Paulo, Mexique, Lyon, Berlin, Montréal, New York, Paris, Trinidad et Tobago, etc. Très bien reçu en Martinique, ce premier film, ancré dans la culture caribéenne, a notamment gagné le Prix de Court  en 2019). 

En discutant avec Pierre Le Gall, mon co-auteur, rencontré au CEEA, on s’est rendu compte qu’il était un grand-frère et moi une grande soeur. En allant à Paris pour notre carrière, on avait tous les deux laissé nos cadets derrière nous. On raconte souvent l’histoire de celui qui part mais rarement celle de celui qui reste. Nous avons donc eu envie de la raconter et d’en faire un film familial, un peu fantastique. Je lui ai parlé de la Légende de Lentikri qui me faisait peur quand j’étais petite. Pierre a adoré…

Ce qui nous a touchés c’est que les gens se sont identifiés. Il y avait cette histoire de frères et cette spécificité d’un film qui se passe en Martinique mais qui n’est pas “doudouiste”¹. On n’y voit pas de plage. On tenait à raconter quelque chose avec des personnes ancrées dans un réel, pas un cliché.

Le film a été très bien reçu dans le monde (…) Par contre, il n’a pas énormément marché en France. On n’a pas fait de gros festivals parce que le film n’entrait pas dans une ligne éditoriale préexistante. C’est un film de genre… avec des Noirs. Ils ne savent pas quoi faire de ce genre de trucs. On m’avait déjà fait comprendre qu’il n’y avait qu’une petite fenêtre de tir pour les films antillais, et qu’il fallait que ce soit un remake de Rue Cases-Nègres, du Marcel Pagnol aux Antilles. C’est difficile d’élargir cette case ou d’en créer une autre. Moi, je n’écris pas pour rentrer dans une case, je ne suis pas là pour ça. Pas au cinéma. Je le fais déjà pour la télé.

L’actualité : Une prise de position sur le « déboulonnage » des statues à la Martinique : Je trouve génial ce mouvement de libération de la parole. Le concept du “white savior”, le récit qui dit que la France nous a offert l’abolition de l’esclavage, ça ne passe pas. Je ne pensais pas que ma génération aurait déboulonné des statues mais ce qu’elle veut dire c’est : « On en a marre de ce récit national, vous n’essayez pas de vous remettre en question ou de discuter ». Cet idéal d’une France laïque, qui ne voit pas les couleurs, ce n’est pas ce qui se passe dans les faits. Le problème c’est qu’ils n’écoutent pas, alors s’il faut déboulonner des statues pour qu’ils commencent à tendre l’oreille, déboulonnons-les !

Quand je déboulonne une statue paternaliste, je ne m’attaque pas à Schoelcher mais au symbole, à ce que cela représente. Cette émulation mondiale doit permettre d’ouvrir le débat. Je suis d’une génération qui a dû découvrir par hasard la Dissidence en Martinique. Sur les photos de la Libération de Paris, il n’y a pas de Noirs parce qu’on a demandé à ce qu’on les cache. C’est ça aussi l’histoire de la France. Une histoire masculine et une histoire blanche. Le discours paternaliste qui consiste à dire : « Vous ne savez pas pour quoi vous vous battez, vous voulez changer l’histoire » me dérange. On ne veut pas changer l’histoire, on veut changer le récit national, c’est différent. Ce combat rejoint le cinéma…


  1. Le doudouisme est un mouvement littéraire faisant usage d’une représentation convenue, dans la littérature française, de la réalité de la France d’Outre-mer, en particulier des Antilles françaises. Il se caractérise par sa propension à ne retenir de ces territoires que leurs manifestations les plus exotiques, retournant au lecteur des descriptions pleines de clichés, mais « satisfaisantes » d’un point de vue métropolitain.

Fort-de-France, le 26 juillet 2020