« Sambo le petit nègre », ce best-seller raciste qui a survécu au temps

Clichés, stéréotypes, allusions racistes : le livre « Sambo, le Petit Noir«  est au cœur d’une polémique à l’école mixte B de Rivière-Salée. Des parents d’élèves de CE1 réclament le retrait d’un cahier de lecture et d’exercice. Ils ont saisi le recteur d’académie.

— Par Hélène Combis —

« Chang le petit chinois », une comptine raciste distribuée dans une école maternelle, fait polémique. Elle rappelle l’histoire d’un livre pour enfants connu : « Sambo le petit nègre ». Un récit écrit en 1899, plein de stéréotypes et d’illustrations racistes, qui s’est édulcoré, mais a survécu. »Sambo le petit noir », dans son édition française de 1952
Une comptine remplie de clichés racistes a été distribuée à des enfants d’une école maternelle d’Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, fin décembre 2017. La polémique a été immédiate. Avant « Chang le petit Chinois », il y a eu « Sambo le petit nègre » : cette histoire pour enfants de l’autrice écossaise Helen Bannerman fit florès dans les pays de langue anglaise lors de sa publication en 1899. Plus d’un siècle après sa parution, ce best seller existe toujours dans de nouvelles versions politiquement correctes, malgré les polémiques qui ont émaillé son histoire.

« Little Black Sambo », une histoire pour enfants née en 1899, dans le contexte de la présence impérialiste britannique en Inde
C’est en 1899 qu’Helen Bannerman imagine l’histoire de « Little Black Sambo ». Installée à Madras après son mariage avec un officier du Service Médical Indien, l’autrice écossaise a l’idée de ce premier livre pour enfants durant un trajet en train. Pour ses deux filles, Janet et Day, elle imagine les péripéties d’un petit garçon noir, Sambo, qui affronte des tigres affamés : Sambo, qui a dû leur sacrifier ses vêtements et son parapluie, parvient à se tirer de ce mauvais pas après avoir transformé les fauves en « grande marre de beurre fondu » ; beurre utilisé par la mère du petit garçon pour faire des crêpes dans un heureux dénouement.
Étonnamment, le récit se déroule en Asie (pour preuve, la présence des tigres), mais le petit garçon imaginé par Helen Bannerman est noir. Une confusion culturelle et géographique dont se rendaient coupables bien des Occidentaux à l’époque, mais aggravée par la dimension caricaturale des illustrations d’origine, faites de la main même de l’autrice.

« Little Black Sambo » dans sa version de 1900. Les dessins sont de la main de l’auteur, Helen Bannerman

Si le récit en lui-même n’est pas frontalement malveillant, il est émaillé de clichés racistes. Notons par exemple que « Sambo » est un terme appartenant au registre du « racisme bienveillant », et que l’on peut littéralement traduire par « négrillon ». Quant aux parents du petit garçon, ils sont également pourvus de noms caricaturaux : Black Mumbo pour la mère, Black Jumbo pour le père.
C’est peut être l’écrivain noir Ta-Nehisi Coates qui résume le mieux le malaise que l’on peut ressentir à la lecture du récit d’Helen Bannerman. En 2016, dans son livre Une colère noire, il écrivait à son sujet :
Il dépeint les Noirs comme perpétuellement heureux, rigolards, fainéants et inconscients.

Après avoir terminéThe Story of Little Black Sambo, Helen Bannerman le présente à un éditeur londonien à l’origine de la série des “Dumpy Books for Children” : Grant Richards.
Les droits de publication sont très rapidement rachetés par un éditeur new yorkais, Frederick A. Stokes. Celui-ci change la présentation de couverture et édite en 1900 une première version américaine de Little Black Sambo, qui devient un best seller.

Le dessin d’Helen Bannerman choisi par Frederick a Stokes pour la première version américaine de « Little Black Sambo », en 1900
Années 1930 : Les clichés présents dans « Little Black Sambo » commencent à faire grincer des dents aux Etats-Unis
Les réimpressions et éditions en langue anglaise de Little Black Sambo se multiplient (on en compte plus de trente entre 1899 et 1970). Parmi elles, l’une suscite particulièrement la controverse : celle dessinée par Hildegard Lupprian en 1938 . En voici un aperçu qui se passe de commentaires :

C’est d’ailleurs dans la décennie 1930-1940 (rappelons qu’en France, l’année 1931 est celle de l’exposition coloniale à Paris) que les illustrations choquent le plus les militants américains des droits civiques.
En 1932, le poète et dramaturge noir américain Langston Hughes dénonce le récit d’Helen Bannerman et l’utilisation du mot « Sambo » :
C’est incontestablement amusant pour l’enfant blanc, mais ça sonne comme un mot méchant pour celui qui a connu trop de blessures pour se réjouir de la douleur supplémentaire d’être moqué.
Cela n’empêche pas le célèbre graphiste Ub Iwerks (qui a contribué à la création des personnages de Mickey Mouse et Oswald le lapin chanceux) de réaliser un cartoon adapté de Little Black Sambo en 1935. Et en s’inspirant des pires stéréotypes racistes :
Né dans les années 1930, dans une Amérique tendue par les discriminations raciales, le mouvement anti-Little Black Sambo reprend de la vigueur dans les années 1970, comme le rapportait Jim Crow pour le site américain Blackthen en septembre 2017 :
Des éducateurs noirs et des leaders des droits civiques ont organisé de nombreuses campagnes pour faire interdire le livre dans les bibliothèques publiques, en particulier dans les écoles élémentaires. Dans les années 1940 et 1950, le livre a été supprimé de nombreuses listes de « Livres recommandés ». Dans les années 1960, le livre était considéré comme un vestige d’un passé raciste. « Little Black Sambo » était à nouveau populaire au milieu des années 1990. Sa popularité récente est le résultat de nombreux facteurs, y compris un contrecoup blanc contre la rectitude politique perçue. 

« Little Black Sambo » illustré par Hildegard Lupprian en 1938
1950 : Sambo arrive en France. D’abord baptisé « petit nègre », puis « petit noir », il est aussi redevenu Indien
C’est au milieu du XXe siècle que Little Black Sambo arrive en France, dans une version portée par les éditions Cocorico en 1950. Les dessins sont de Gustave Tenggrenustave, suédois connu pour ses contributions avec les Studios Disney. Il avait illustré en 1948 l’histoire de Sambo pour « Little Golden Books », une série populaire de livres pour enfants. Curieusement, le dessin semble cette fois bien représenter un petit garçon indien, et non plus africain. 
« Sambo le petit noir », illustré par Gustave Tenggrenustave (version française : 1950)
Problème : la première édition est titrée _ »_Sambo le petit nègre ». Et ce malgré la loi de 1949 sur “les publications destinées à la jeunesse”, qui stipule :
Les publications visées à l’article 1er ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion […] de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse, ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques ou sexistes.
Mais le titre est vite changé, dès 1952, pour « Sambo le petit noir”.

Sambo aujourd’hui, devenu Babaji
En 1993, dans La part des ténèbres, Stephen King qualifie Little Black Sambo de “charmant conte raciste pour enfants de jadis”. En 1996, un siècle après qu’il soit né de l’imagination d’Helen Bannerman, Sambo est rebaptisé Babaji dans le cadre d’une réédition américaine politiquement correcte de l’histoire. Le petit garçon, sa mère et son père reçoivent des noms indiens authentiques Babaji, Mamaji et Papaji. Et les illustrations de Fred Marcellino sont dénuées de toute dimension caricaturale. Sa version française, en 1998, est titrée « Le Grand Courage de Petit Babaji ».

La même année, l’écrivain noir américain Julius Lester co-écrit Sam and the Tigers : A New Telling of Little Black Sambo, une nouvelle version de l’histoire de Sambo se déroulant en Afrique. Les illustrations étaient signées Jerry Pinkney. Julius Lester expliquait ainsi ses motivations : 
Quand j’ai lu « Little Black Sambo » enfant, je n’avais d’autre choix que de m’identifier à lui parce que j’étais noir, comme lui. […] Le sentiment de honte, l’embarras et la blessure me reviennent. Il y avait en moi un peu de confusion, parce que j’aimais l’histoire et j’aimais particulièrement toutes ces crêpes, mais les illustrations exagéraient les traits raciaux que la société m’avait fait voir, représentaient mon infériorité raciale – la peau très noire, les yeux blancs brillants, les lèvres protubérantes et rouges. Je ne me sentais pas bien dans ma peau d’enfant noir, en regardant ces images.

Le Grand Courage de Petit Babaji (version française : 1998)• Crédits : Bayard jeunesse
Sam and the Tigers : A New Telling of Little Black Sambo, par Julius Lester, 1996
En 2003 enfin, Christopher Bing, reprend à son tour les illustrations de The Story of Little Black Sambo en le représentant en jeune Afro-Américain. Mais dans cette version, le titre du récit n’est pas modifié.
« The Story of Little Black Sambo » illustrée par Christopher Bing en 2003
Il n’en faut pas plus pour diviser les historiens culturels et relancer le débat, ainsi que le prouvent ces propos du président des études afro-américaines de l’université Howard, Russell Adams, rapportés par le site deseretnews.com : 
[Le mot « Sambo »] est si profondément ancré dans la culture générique qu’aucune quantité de révision ne peut l’assainir.
L’œuvre d’Helen Bannerman est tombée dans le domaine public en 2017. N’importe qui peut désormais revisiter à loisir l’histoire de Sambo le petit noir.
Hélène Combis
04/01/2018
Source : France-Culture