Résister toujours, sur le front du théâtre

« Les esprits sans culture et sans lumières qui ne connaissent d’autres objets de leur estime que le crédit, la puissance et l’argent, sont bien éloignés de soupçonner même qu’on doive quelque égard aux talents, et qu’il y ait du déshonneur à les outrager ». (Jean-Jacques Rousseau)

La Nuit des Molières 2020

À quand une cérémonie qui brillerait par son inventivité, son intelligence, sa subtilité ? Qui nous tiendrait éveillé dans notre canapé, nous mettrait des paillettes dans le regard et du baume au cœur ? Une fête arc-en-ciel, qui nous donnerait envie de nous précipiter dès le jour venu aux guichets des théâtres ? Faisons un rêve… Ou disons-le avec les mots de Niels Arestrup, meilleur comédien dans un spectacle privé pour « Rouge », joute verbale entre le peintre Rothko et son assistant. « Je n’aime pas parler. Je ne voudrais pas être top chiant. Je rêve d’une fête du théâtre sans compétition, hiérarchie ou rendement. ».

 

Journal « Le Monde » :

La 32e Nuit des Molières devait être, selon ses organisateurs, une soirée « pour réveiller » le monde du théâtre, un « message d’espoir » pour un secteur à l’arrêt depuis le quinze mars. Mais à l’heure où le spectacle vivant tente, avec difficultés, de se relever du coup de massue asséné par la crise du Covid-19, la fête fut triste.

Bien sûr, les conditions inédites de cette cérémonie, retransmise mardi 23 juin en prime time sur France 2, n’ont pas aidé à égayer l’ambiance. Pré-enregistrée sur deux jours dans un Théâtre du Châtelet vide ou presque, cette (fausse) « Nuit » a pris au dépourvu les artistes eux-mêmes, priés de rester à leur place à l’annonce de leur récompense et sommés de répondre, dans une « loge aux Molières », à des questions aussi saugrenues que « où allez-vous mettre votre statuette ? » ou « quelle est votre idée pour relancer le théâtre ? »… Peut-être eût-il été bien de montrer ce soir-là  quelques extraits des spectacles récompensés, et de dire aux spectateurs où ils pourront les découvrir à la rentrée, histoire de leur donner envie de retrouver le chemin des salles. Rien de tout cela. Pourtant les deux grands vainqueurs de la soirée, Simon Abkarian et Chistian Hecq, repartiront en tournée cet hiver avec leurs pièces multi-primées.

 

Journal « Marianne » :

« Nous allons vivre un phénomène encore plus rare qu’une éclipse de soleil : le réveil d’un théâtre. » Préposée à la présentation de cette édition 2020, Marie-Sophie Lacarrau ne mégote pas sur la métaphore. Et la journaliste de réveiller Alex Lutz et Elsa Zylberstein faussement assoupis dans les fauteuils du théâtre du Châtelet…

À l’image de cette laborieuse mise en scène, la soirée a fidèlement reflété la situation du théâtre post-déconfinement : une belle cylindrée tâchant désespérément de relancer l’allumage.

 

Journal « Libération » :

La Trente-deuxième édition… ressemblait à du théâtre de l’absurde, avec une mise en scène inchangée par rapport à celles des années précédentes, et ce en dépit du carnage annoncé dans le secteur, au lendemain du confinement.

 «Essaie encore, échoue encore, échoue mieux ». Trente-deux ans que la cérémonie des « Molières » applique à la lettre l’adage de Samuel Beckett avec une régularité de métronome, incarnant quelque chose de ce « vide existentiel » décrit par le dramaturge irlandais (…)

« Échouer encore » à convaincre les téléspectateurs français de la vitalité du spectacle vivant. Trente-deux ans que les « Molières » appliquent la même stratégie de conquête des téléspectateurs (…)

Ici, on aime les artistes, et c’est vrai qu’ils sont adorables avec leurs beaux costumes et leurs dents blanches, mais muets, et saluons Pierre Richard dans son seul en scène silencieux, qui a récupéré un prix. Evidemment, il faut quand même parler politique, pas pour hurler, non, mais au moins pour remercier le président Macron de son année blanche pour l’intermittence. Devant un Franck Riester aux traits tirés, apparemment pas remis de son karaoké Véronique Sanson de la Fête de la Musique, Isabelle Carré a été désignée pour défendre courageusement la cause des intermittents, sans qui les festivals n’existeraient pas, qui « apportent des touristes » à la France… On comprend après coup qu’elle évoquait peut-être le Puy-du-Fou.

Et puis Charles Berling, trublion débraillé, jamais en retard d’un aphorisme, a posé son recueil de poèmes érotiques pour nous expliquer que les trains étaient bondés, les avions aussi, et qu’il fallait maintenant rouvrir les salles, « Rouvrez les salles, rouvrez les salles » — elles sont ouvertes —, rouvrez toutes ces salles que « les directeurs sauront remplir » — sauf ceux qui préfèrent attendre septembre, soit la quasi-totalité d’entre eux. C’est dans cette ambiance décalée de vieille sauce et de restaurant désert, pris de vertige devant ce gouffre entre l’intention et le geste, la parole et la réalité, qu’on a quitté cette salle que les fauteuils vides faisaient ressembler à un cimetière aux stèles de velours. À l’année prochaine, ancien monde !

 

Par ailleurs, un point de vue sur la situation

Suite à l’allocution du président de la République le 14 juin, les théâtres et salles de spectacles situés à Paris et dans les autres départements d’Île-de-France pourront finalement rouvrir dès le 15 juin, dans la mesure où tout le territoire, à l’exception de Mayotte et de la Guyane, passera dans la « zone verte » à compter de cette date. Des « rassemblements » qui devront rester très encadrés, car « ils sont la principale occasion de propagation du virus ».…

Une date attendue par de nombreux directeurs et propriétaire de salles qui ont, pour la plupart, pris les devant en programmant une reprise pour la rentrée de septembre. Une période arrêtée par la plupart des établissements, et qui semble assez logique puisque l’été, très peu de spectacles se jouent — en dehors des festivals, même en temps hors pandémie. Et l’annulation du Festival d’Avignon a probablement fini par en convaincre certains. Jean-Marc Dumontet, à la tête de six salles de spectacle parisiennes comme le théâtre Antoine, le Point Virgule ou encore Bobino, a indiqué se mobiliser « pour le mois de septembre ». Mais avec quel spectacle ? Premier show d’ores et déjà reprogrammé, « Plaidoiries », le seul en scène de Richard Berry, qui se jouera de nouveau dès le 24 septembre dans l’une de ses salles, le « Théâtre libre »…

Même si la plupart prévoient leur programmation pour septembre, certains théâtres envisagent également une reprise dans le courant de l’été. C’est le cas par exemple de « L’Européen », qui espère bien une réouverture pour le 15 juillet. « Il faut démystifier la situation et, avec toutes les précautions sanitaires, tenter de faire bouger les choses », explique Sébastien Beslon, le directeur de cette salle.

Une réouverture, qu’elle soit en juillet ou en septembre, qui pose quand même pas mal de problèmes d’organisation : réduction du nombre de places dans les salles, masques pour les spectateurs, lavage des mains obligatoire, désinfection des sièges… Autant de contraintes qu’il va falloir gérer, ou de protocoles à mettre en place, autant de questions que se posent les établissements.

Publié sur le Site Sortir à Paris, le 14 juin 2020

Un exemple, Jacques Weber : un discours sensible

En ces temps de troubles et d’incertitudes, où les priorités restent à définir, peut-on dire et croire encore, en citant Fiodor Dostoïevski, que « l’art sauvera le monde » ?

Un exemple : Le comédien Jacques Weber, fidèle serviteur du théâtre depuis cinquante ans, espère une rentrée en septembre : « Soyons positifs ! », dit-il, alors qu’il espère reprendre « Crise de nerfs », trois farces de Tchekhov — Les Méfaits du tabac, Le Chant du cygne, La Demande en mariage — mises en scène par le grand Peter Stein, et qu’il devait jouer au théâtre de l’Atelier, au printemps.

Mais il ne manque pas de souligner que les mesures barrières sont incompatibles avec l’esprit et la forme de la représentation scénique : « Et je reviens toujours à cette idée : jamais rien ne pourra remplacer le rapport direct avec le public en chair et en os, avec de la sueur et du sang. Eh oui, au théâtre, on se touche, on sue, on postillonne ! C’est quelque chose d’irremplaçable, d’inatteignable, de fragile, de présent : la vie même. J’ai adoré jouer Le Misanthrope sur Canal+, mais ça ne remplacera jamais cette espèce de fragilité, d’émotion que j’ai vécue à Avignon, l’été dernier, avec Architecture, le spectacle-fleuve de Pascal Rambert ».