« Qu’est-ce qui nous unit ? », de Roger-Pol Droit

union_uniteUne recension de Marc Knobel, Historien, Directeur des Etudes au CRIF
Nos sociétés se déchirent. Polémiques, affrontements innombrables, violences, destructions, désolations, petitesses en tout genre, opposant les uns aux autres, des guerres dévastatrices, la terreur et le terrorisme, jusqu’aux décapitations. Ce sont toutes les images quelquefois horribles d’une humanité qui semble désincarnée, presque déshumanisée.
Cette omniprésence du conflit dans nos vies a achevé de nous convaincre que ce qui nous divise est désormais plus fort que ce qui nous unit.
C’est ce dernier versant, celui du lien humain, qu’a choisi d’explorer le philosophe Roger-Pol Droit.
Qu’est-ce qui nous unit? (Plon, 2015) La question est urgente, elle est aussi pertinente.
Roger-Pol Droit explore alors brillamment et (nous) interroge, qu’est-ce que ce « nous » dont les contours sont brouillés, dont les contours sont à explorer, parce que les conflits et les affrontements jalonnent notre présent.
C’est ainsi, pour reprendre l’actualité la plus récente que les murs et les barbelés érigés pour empêcher les migrants de frapper à la porte de l’Europe font douter de la solidarité, des émotions et de la souffrance qu’il est possible de partager.
Mais qui est ce « nous »? Est-il toujours le même? Son socle est-il le terroir, les racines ou l’Etat qui nous fait citoyen?
Quelle est la nature énigmatique du lien humain?
Dis-moi de quel « nous » tu parles, je te dirai ce qui le tisse et nous relis aux autres.
Un livre essentiel.

Extraits :
Le principal piège politique du « nous » national réside, à mes yeux, dans la confusion entre le terroir et l’Etat. Le terroir engendre un attachement sensible. Il est fait de tout ce qui parle au corps et n’est jamais semblable en deux lieux du monde : des ciels et des roches, des champs et des villages, des fêtes et des recettes, des costumes et des coutumes. L’Etat, lui, ne s’adresse qu’à la raison. Il parle à l’intelligence plutôt qu’aux sensations. Principe abstrait, il organise un « nous » politique, juridique, civique qui se superpose au terroir mais par définition ne lui ressemble en rien.

L’Etat structure la forme du pouvoir, sans se soucier des charmes de la nature.

Le « nous » de l’Etat est évidemment constitué à partir des lois qui définissent la nationalité, la citoyenneté, les droits des citoyens, la délégation des pouvoirs, etc. Ce « nous » repose sur un contrat, des règles et des normes, une Constitution. Forgé selon des principes qui sont par définition abstraits et généraux, il ne se soucie que de ce qui est conforme à ces principes, sans se préoccuper des accidents du terrain, de la teinte des végétaux, des particularismes microscopiques. L’Etat construit un « nous » qui est réel dans la seule mesure où il est formel.

Entre le « nous » du terroir et le « nous » de l’Etat, l’écart est donc immense. Ils appartiennent, en fait, à deux ordres radicalement distincts. Les deux peuvent certes se juxtaposer, mais en aucun cas fusionner.

Le terroir s’adresse à l’enfant, l’Etat à l’adulte. L’Etat est objet de respect, de fidélité, éventuellement de dévouement. Il ne saurait devenir, à proprement parler, objet d’amour. Le terroir, lui, n’existe que par l’attachement affectif que lui vouent ceux qui sont ses enfants. Pire : l’Etat englobe quantité de terroirs. Son pouvoir s’étend indifféremment sur les montagnes et les plaines, les littoraux et les terres intérieures.

Le piège n’est pas le terroir par lui-même, ni l’Etat en soi, mais la confusion des deux. Pire encore : la tentation d’ancrer l’Etat dans le terroir. Le fantasme est bien connu : toutes ces coutumes que nous aimons, ces villages et ces fermes, ces villes historiques et ces valeurs ancestrales, voilà ce qui fait notre pays, notre identité, notre « nous » national – qui doit donc s’incarner dans notre Etat, trouver sa représentation politique, manifester son autorité.

Il s’agit là, il faut le redire sans cesse, d’une confusion majeure. Elle ne manifeste pas seulement une méconnaissance du principe étatique, elle prétend le métamorphoser, le naturaliser, le « corporaliser ». Autrement dit, le nier. Qu’une nation soit composée d’histoire, de droit, d’administration, que son identité combine des éléments disparates, éventuellement conflictuels, personne n’en doute. Mais que l’Etat, comme forme politique, puisse s’y réduire est une impossibilité.

Tout simplement parce que la construction du politique n’est pas un fait de nature. Elle n’a même pratiquement rien à voir avec l’univers naturel. Quand Aristote définit l’homme comme zoôn politikon, animal social, il s’agit du seul être vivant qui invente par ses propres moyens les lois qui peuvent régenter sa vie commune. Dire que l’être humain est un « animal social » pourrait en effet tromper, en faisant croire que les humains vivent en groupe comme les abeilles, d’une manière toujours identique, fixe, programmée par leur instinct. Les abeilles se répartissent les tâches à l’intérieur de la ruche d’une façon immuable, de même qu’elles construisent des alvéoles géométriques sans variation.

C’est au contraire selon leur propre décision que les humains se donnent une constitution politique, à tout le moins des règles de fonctionnement de leur collectivité. Cette instauration du pouvoir et de son exercice peut correspondre à de multiples processus distincts. Les groupes humains ont inventé des moyens très divers de se donner à eux-mêmes leurs règles, et ces règles sont dissemblables. Mais elles ne sont jamais naturelles.

Du coup, l’étrange complexité de ce qui nous unit s’intensifie encore. Car se confirme ici, sous un autre angle, ce qui a été aperçu au sujet du « nous » de la langue : le lien préexiste, mais doit cependant être mis en œuvre. Déjà présent, il doit être activé. Le « nous » du politique est antérieur à sa déclaration. Malgré tout, il ne saurait exister sans elle.

Reste à savoir comment opère ce lien, à quelle échelle il agit. Ce qui nous unit, est-ce l’Etat dont nous sommes citoyens ? Est-ce le monde universel des humains ? Comment s’articulent les deux ?

Extrait de « Qu’est-ce qui nous unit ? », de Roger-Pol Droit, publié chez Plon, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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