Que disent les mondialisations? Un entretien de Roland Sabra avec André Lucrèce.

 Sociologue, essayiste et romancier, homme de théâtre il donne ses rendez-vous dans des endroits impossibles, le hall bruyant d’une galerie marchande. C’est là qu’il nous a accordé cet entretien, qu’il a pris soin de relire avant publication.

 Roland Sabra : Puisque nous sommes dans un centre commercial, tout de suite une question inspirée par « Souffrance et jouissance ». Il y a une certaine vulgate marxiste qui résumerait la consommation à une « aliénation » et à un moyen pour le pouvoir colonial de « tenir par le ventre» la population martiniquaise. Vous semblez prendre quelques distances en évoquant Veblen?

 André Lucrèce : D’abord je voudrais dire que cela ne peut être analysé comme dans n’importe quelle société. Pour une raison très simple : les données du passé font qu’existe une mémoire. Je travaille toujours sur une mémoire longue parce que les éléments qui permettent de comprendre une situation sont à la fois des éléments contemporains mais aussi des éléments transcrits depuis d’une mémoire longue et récupérés par les acteurs. Les choses sont infiniment complexes dans un pays comme le nôtre. Il y a eu par le passé un certain nombre d’interdictions que j’évoque d’ailleurs dans Souffrance et jouissance aux Antilles et qui sont par exemple les fameuses « lois somptuaires ». D’emblée le Code Noir n’est pas respecté. L’obligation de donner des vêtements à l’esclave ne l’était pas. Il y a eu là un déni considérable et l’esclave devait être en haillon aux yeux des maîtres, c’était sa condition vestimentaire, correspondant à son état servile. Pour des raisons économiques, également de mépris de l’individu, mais surtout des raisons économiques, on ne se cassait pas la tête à donner les vêtements propres qui devaient l’être selon des cycles, à des dates précises, tout cela mentionné par le Code noir. Puis il y a eu les « lois somptuaires » qui précisaient par exemple que dans certaines circonstances précises, comme un enterrement il était strictement interdit de s’habiller à la manière du maître, alors que l’esclave voulait justement s’habiller comme ce qui apparaissait comme le modèle, qui suscitait non pas de l’admiration, en tant qu’être, mais pour ce qu’il portait, ce qu’il affichait comme signe d’une humanité. On retrouvera cela dans le domaine de la musique, où des éléments comme le violon ont été récupérés pour donner quelque chose comme la biguine.

 Autrement dit, ce n’est pas un simple problème d’aliénation c’est un problème qui consiste à se demander comment fonctionner avec ce qu’on ne connaît pas et que l’on découvre pour affirmer sa condition d’homme. Sur le plan vestimentaire d’autres esclaves avaient des positions très fermes et opposées : ils ne s’habillaient qu’à l’africaine. Il y avait là un conflit idéologique. Mais au fond, j’aurais peut-être dû commencer par là, comme sociologue, comme intellectuel ce que j’évite de faire c’est de porter un jugement a priori, j’essaie d’abord de comprendre. Une fois que l’on a compris, on doit essayer de montrer la complexité des choses de telle sorte que le citoyen, que je suis, puisse s’engager dans un sens ou dans un autre. C’est pourquoi la chose ne peut se résumer à la thèse marxiste de l’aliénation par la marchandise. Le concept d’aliénation, pour ne pas évoquer celui de marchandise, fait l’objet chez Marx de développements complexes. La dimension de Veblen est une dimension intéressante parce qu’il montre, même s’il ne le dit pas comme cela, que l’homme est essentiellement un animal symbolique. Il ne s’agit pas seulement de gagner de l’argent mais aussi de se manifester en tant que qu’animal symbolique.

 

R.S. : Thèse qui sera reprise par d’autres comme J. Baudrillard dans « La critique de l’économie politique du signe »…

 A.L. : En particulier par Baudrillard. Tous ces éléments sont des éléments théoriques que n’avait pas Marx dans le contexte de son époque mais qui sont des éléments qui contribuent aujourd’hui à la compréhension.

 R.S. : La consommation est donc autre chose qu’une injonction édictée par la publicité…

 A.L. : Oui bien sûr! Si on veut pousser l’analyse un peu plus loin, il est vrai que la publicité a des effets sur le comportement des acteurs, comme les enfants ou d’un façon plus générale la jeunesse. Un des choses qui me frappent, dans l’idéologie des jeunes est la notion de « marques ». C’est extrêmement inscrit et c’est aussi le résultat de la publicité et d’une certaine rage qu’elle génère et qui accompagne les injonctions paradoxales qu’elle véhicule. On fait croire aux gens qu’ils peuvent accéder à tous les biens alors que leur situation, soit d’adolescents non totalement libres, sans maîtrise économique, soit encore par le fait qu’ils sont chômeurs, les privent des moyens de posséder les objets que l’on fait miroiter devant eux.

 R.S. : Ce « double-bind », cet effort pour rendre l’autre fou comme dirait Searles comment l’articuler avec une politique d’importation de produits qui nous mettrait dans une position de dépendance à l’égard de la France?

 A.L. : Oui, peut-être que j’aurais dû une fois encore commencer par cela. Je me démarque un peu de ça, dans la mesure où ce qu’il faut comprendre, et c’est un point de départ de mes livres, aussi bien « Société et Modernité », « Souffrances et jouissances aux Antilles » que mon roman dans lequel j’aborde cette question. Le point de départ donc c’est que nous avons subi, en très peu de temps une mutation considérable. Mais j’insiste tout de suite pour dire que nous n’avons pas été les seules sociétés, bien entendu, à subir ces mutations. D’abord ces mutations sont récurrentes, elles ne sont pas les premières. Par exemple, on parle de mondialisation, mais des mondialisations il y en a déjà eu, notamment celle liée à 1492, et puis celle extrêmement importante entre 1780 et 1820 qui touche l’ensemble de la planète. Que disent ces mondialisations? Elles disent que les sociétés sont des genèses permanentes, que dès qu’elles sont en contact avec l’extérieur, elles ne cessent de se renouveler. C’est pourquoi sans vouloir entrer dans le débat j’ai les plus extrêmes réserve sur les concepts de « chaos-monde », de « tout-monde », qui n’éclairent en rien la nature et la complexité des changements, parce que précisément ce sont des mouvements qui changent considérablement les choses et qui vont modifier les données de la société, à la fois dans le mode d’habiter, dans les relations entre les gens, dans les systèmes de parenté, dans leur fonctionnement, dans le rapport au corps et également dans la sexualité. Ce qui fait qu’aujourd’hui, on se retrouve avec une société qui est complètement transformée et qui surtout manifeste la défaite de l’ancienne société traditionnelle, et le triomphe d’une société moderne, nouvelle, voir même hypermoderne dont nous prenons un certain nombre d’éléments. Et c’est pourquoi je voudrais revenir à ceci, je crois, au fond que la question de savoir si les biens que nous consommons viennent de l’extérieur, ou sont produits à l’intérieur est une question qui ne nous concerne plus seulement nous-mêmes, mais qui se pose à l’ensemble des sociétés de par le monde. Au bout du compte la mondialisation en tout cas dans son effet de consommation, est une consommation organisée pour les classes moyennes. Et même aux États-Unis, société de production s’il en est, il y a une importation considérable de biens venant du monde entier. Autrement dit, ce n’est pas quelque chose qui est propre à nous-mêmes, et par ailleurs il faut élargir la compréhension des choses pour pouvoir saisir la complexité de cette consommation chez nous.

 R.S. : Consommation qui provoque à la fois de la souffrance et de la jouissance comme l’indique un de vos ouvrages. Justement à propos de la jouissance il semble que vous faites un glissement de sens entre plaisir et jouissance. Vous pouvez préciser le sens dans lequel vous employez le mot?

 A.L. : Ce que je veux dire par là, c’est qu’aujourd’hui un certain nombre de citoyens considèrent qu’un des lieux de plaisir permettant précisément d’accéder à la jouissance ce sont les lieux de consommation. Au fond, là où il y a un déficit de relations humaines, repérable dans la contestation de l’autorité, (on pourra y revenir), dans l’insatisfaction des relations entre les gens et dans ce que l’on croît percevoir comme un violence inédite, il y a compensation, il y a tension vers la possession matérielle, vers la consommation.

 R.S. : A propos de la contestation de l’autorité…

 A.L. : Ce que disent les gens, en référence à la société traditionnelle encore vivace dans les années 70 c’est que l’autorité qui existait dans la famille n’existe plus. Aujourd’hui les enfants contestent l’autorité de la famille. Prenons un exemple, et le contexte [un centre commercial. NDLR] dans lequel nous sommes y invite. Dans une famille tout le monde se mettait à table à une heure précise et tout le monde mangeait la même chose y compris la soupe du soir qui parfois n’était pas très savoureuse dans le beuglement de la radio qui relayait les informations venues de Paris, rares ouvertures au monde.

 Il n’y avait pas de discussion là-dessus : on pouvait ne pas aimer mais on mangeait. Aujourd’hui l’absence d’autorité au sein de la famille se manifeste par la contestation sur le goût que l’on a vu se développer jusque et y compris dans les cantines des écoles. Les repas n’ont pas de goût disent les enfants. Les parents acceptent cette donnée de la diversité des goûts, vont jusqu’à servir des menus différents aux enfants tout en regardant la télévision, avec souvent un programme pour chacun ! Voilà un exemple de ce que les parents appellent la contestation de l’autorité familiale, domestique en quelque sorte ! Et puis il y a aussi la contestation des autorités traditionnelles. Autrefois, dans la société traditionnelle, le gendarme était une figure qui symbolisait la peur de l’autorité. Aujourd’hui il arrive que des jeunes non seulement provoquent les gendarmes mais parfois cherchent à les intimider en fonçant sur eux en voiture. Voilà quelques aspects de ce que l’on nomme la perte de l’autorité.

 R.S. : … pour l’articuler à la consommation, vous évoquez dans « Souffrance et jouissance » le cas d’une mère chez laquelle la dimension nocive de son désir de consommation entraîne « une stratégie sociale qui impliquait pour elle la mise hors-jeu de ses propres enfants » qui conduira au moins l’un d’entre eux à entrer en contact avec le « produit ». Le désir de consommation de la mère comme vecteur du désir de consommation de drogue chez l’enfant.

 A.L. : Mais bien sûr, indiscutablement! Quand je suis dans un supermarché, lieu aussi riche qu’un laboratoire d’analyse sociologique à vocation multidimensionnelle, j’observe des comportements qui deviennent des phénomènes de société, car ils dépassent la dimension individuelle. Par exemple on voit des pères, et très certainement avec l’accord des mères, qui habillent à leur image leurs enfants très jeunes (même de deux ans ou trois ans) avec des looks de junkies, avec des jeans, avec même la chaîne, la grosse chaîne en or autour du cou. Il y a là un phénomène classique de transfert sur l’enfant, à l’instar du père qui, par exemple n’ayant pas réussi notamment dans ses études pour un certain nombre de raisons objectives, souhaite que son enfant poursuive ce qu’il n’a pas pu mener à bien. Mais il y aussi une sorte d’anticipation de ce qu’il voudrait que l’enfant soit, selon un modèle qui est en réalité un modèle souvent porté par la télévision.

 R.S. : Justement les modèles de votre enfance semblent vous avoir conduit à attacher une grande importance aux mots. Dans votre dernier livre « La sainteté du monde » vous faites montre d’une attention particulière à la recherche du mot juste.

 A.L. : Ah oui, ça me semble absolument fondamental et cela a frappé beaucoup de personnes. Mais ce qui a frappé surtout, même si elles ne le désignent pas comme ça, c’est le rythme de la phrase, parce que je considère que dans un roman, il faut l’intention musicale. Et même d’ailleurs, un lecteur me faisait remarquer que cela était vrai dans mes textes à caractère sociologique, qu’en particulier dans « Souffrance et jouissance aux Antilles », le poète nourrissait le sociologue. L’écriture suppose cette intention musicale. L’intention musicale c’est précisément le choix du mot juste et le rythme de la phrase auxquels on peut donner libre cours, notamment dans le roman.

 R.S. : Vous donnez aussi libre cours à des propos qui ont heurté l’Union des Femmes de Martinique…

 A.L. : Le roman a permis l’irruption de l’humour dans la littérature. Dans l’épopée il n’y a pas d’humour. Quand bien même Ulysse et ses compagnons se saoulent ils ne sont jamais gais. Le roman introduit l’humour qui n’existe pas dans l’épopée. C’est pourquoi je considère avoir des références comme Rabelais, ou encore le Quichotte. L’humour permet d’avoir de la distance avec soi-même. Césaire dit «L’humour permet de nettoyer les champs de l’esprit. ». Qu’il y ait des gens qui ne soient pas accessibles à l’humour, c’est possible. Il y a des gens très tristes dans notre société. Et un des objectifs de ce roman était de montrer l’émergence de pathologies sociales et l’on a vu justement se manifester une des formes de la pathologie sociale, c’est-à-dire le refus de l’humour dans la crispation et le rictus. Mais je n’accorde pas beaucoup d’importance à cela parce que, au fond ces déclarations ont « boosté » considérablement les ventes du roman et je m’en suis réjouis. J’aurais pu pousser la provocation un peu plus pour faire un peu plus de bruit, comme me le recommandait naguère un de mes vieux éditeurs qui me disait : « Monsieur Lucrèce plus il y a de débats autour d’un livre et mieux c’est pour nous… pour les ventes! »

 R.S. : Le groupe d’amis de la « Sainteté du monde » n’est-il pas la chair de ce qui est évoqué de façon plus théorique dans « Souffrance et jouissance aux Antilles »?

 A.L. : Oui tout à fait! C’est exact, au sens où Octavio Paz dit : «  Le roman c’est la narration des contradictions d’une société » et en effet j’ai essayé de montrer dans ce roman-là l’existence de nos contradictions qui prennent chair à travers des personnages. Mais ce que je voudrais ajouter c’est que le romancier prend des matériaux dans son environnement et bien entendu toutes ses observations sont versées dans le roman mais organisées de façon romanesque.

 R.S. : Le romancier n’est pas seulement observateur de la société dans laquelle il vit il est aussi acteur comme en témoigne votre texte ‘L’impudeur ». A le relire il semble contenir une contradiction dans sa construction. D’emblée vous prenez fait et cause pour R. Confiant au motif qu’il est martiniquais et qu’il est attaqué. Il y a là comme une solidarité réflexe, pas même mécanique comme dirait Durkheim, qui repose sur l’appartenance ethnique. Et puis ceci posé vous semblez prendre vos distances avec cette problématique que vous dénoncez par ailleurs dans « Souffrance et jouissance » quand vous repérez avec justesse ce qui reste comme souffrance, comme malheur chez les békés, pour ceux d’entre eux qui ont décidé de ne retenir comme véhicule de la construction identitaire la seule logique de l’ethnicisation.

 A.L. : Il y a certainement dans l’interprétation une ambiguïté à lever. D’abord beaucoup de gens qui ont lu mon texte « L’impudeur » m’ont fait observer que je n’avais presque pas pris partie et que j’avais pris beaucoup de distance par rapport au débat, ce qui dans un sens est vrai parce que ce que j’essayais de dire, au fond quand bien même il y aurait un certain nombre de divergences et il arrive que j’en ai avec R. Confiant il faut d’abord ne pas traiter les choses en tribu, en nation, et ça on a tendance à le faire beaucoup trop dans notre pays. C’est que je nommais dans «Souffrance et jouissance» «l’insuportabilité» Ensuite d’autres lecteurs m’ont dit que même si je prenais parti pour Confiant dans ce texte, il l’avaient aimé parce que cela était le signe de ma « générosité », selon leurs propres termes. Mais là où je voudrais lever l’ambiguïté, c’est que le point de départ de cette affaire est bien la colère qui existe chez R. Confiant et chez un certain nombre de personnes, colère qui repose sur des attaques portées contre les Antillais comme par exemple celle qui consiste à dire que l’équipe de France de football n’est pas black-blanc-beur mais black-black-black et qu’elle est la risée du monde, ou celle qui consiste à dire que les Antillais sont des assistés. Ce sont des attaques contre nous qui sont inacceptables.

 R.S. : Le match France-Brésil n’a-t-il pas été le premier déclencheur de cette affaire. On a vu une tension entre ceux qui soutenaient l’équipe du Brésil contre l’équipe de France, au prix d’un oubli sur le passé raciste de la Séléçâo qui pendant 50 ans a interdit de jeu les gardiens noirs et ceux qui s’identifiaient à une équipe composée pour l’essentiel de joueurs de couleurs et notamment d’Antillais?

 A.L. : Sur la question de l’identité dans le football, nous sommes très proches du Brésil avec lequel la proximité culturelle est bien plus grande qu’on ne l’imagine parfois. Et c’est vrai que lors des matches qui opposent ces deux équipes (de France et du Brésil) il y a une tendance à supporter et l’une et l’autre des équipes. Pourquoi? Parce que dans le concert mondial, il est clair que la Martinique, notre pays n’y est pas en tant que tel! Il y a donc un transfert qui se fait en faveur de l’une ou l’autre de ces équipes en fonction de choix personnels.

 R.S. : Et le vôtre en l’occurrence ?

 A.L. : Oh moi je suis un joueur de football. Je continue à jouer jusqu’à maintenant, je suis surtout un admirateur du beau jeu et cela me porte vers beaucoup d’équipes, entre autres indiscutablement vers le Brésil.

 R.S. : Pour en revenir aux agressions vis à vis des Antillais…

 A.L. : Oui c’est de ça dont je parle dans mon texte quand je dis que je n’aime pas qu’on s’en prenne à mon peuple etc. En revanche si on a le droit de ne pas être d’accord avec ce que dit Confiant on n’a pas le droit fondamentalement de l’accuser d’antisémitisme à partir de ce qu’il a écrit. C’est ça qui me paraissait être une injustice, et c’est en cela que je le considère comme frère. Et je voudrais ajouter ceci : j’ai bien entendu discuté de tout cela avec beaucoup d’amis juifs qui sont absolument radicaux là-dessus et qui disent, «mais qu’est-ce que c’est que cette histoire qui consiste à dire que Raphaël Confiant est antisémite c’est ne rien savoir de ce qu’est l’antisémitisme. L’antisémitisme nous le vivons en France. » Il n’y a rien dans le texte de Raphaël Confiant d’antisémite…

 R.S. : Pour un écrivain comme Raphael Confiant qui connaît le poids des mots dire les « innommables » en jouant sur la polysémie du substantif pour désigner les Juifs n’est pas neutre…

A.L. : Sans doute, peut-être, mais je refuse de croire qu’il y ait pu avoir intention antisémite chez Raphaël Confiant. Encore une fois je ne crois pas, loin de là, que Raphaël Confiant soit antisémite. En revanche je pense que c’est grave d’accuser comme ça les gens d’antisémitisme, d’autant plus que , soyons sérieux quand même, vraiment s’il y a quelque chose qui nous préoccupe ici à la Martinique c’est bien l’émergence de notre identité, qu’elle soit respectée pour elle-même. Ce n’est pas en tout cas de se lancer dans une quelconque compétition avec qui que ce soit, et surtout avec des gens qui ont connu la souffrance. C’est pourquoi j’ai tenu à réaffirmer à la fin de mon texte ma position personnelle. A savoir que pour moi il y a des hommes et des hommes avec lesquels je suis dans un dialogue d’homme à homme. Les questions de ce qui émerge de leur discours et qui pourrait s’expliquer par leur positionnement, viennent après et de ce point de vue j’admets aussi également que les expériences de chacun, y compris, les expériences historiques passées de leurs ancêtres puissent influer sur leur discours. C’est vrai pour nous et il ne faut pas nous le dénier, mais c’est aussi vrai pour d’autres.

 R.S. : Je voudrais revenir sur les deux temps de votre texte. D’abord le premier temps de l’émotion puis le second temps au cours du quel la raison semble prendre le pas…

 A.L. : Non, non je ne suis pas d’accord. C’est un texte extrêmement maîtrisé du début à la fin. Ce que j’ai tenu à dire et le début n’est pas innocent quand je dis « nourri à l’humanisme de mon grand-père et aux valeurs morales », il faut bien comprendre que la génération d’aujourd’hui d’intellectuels et d’écrivains antillais ont été nourris de cela, d’une sorte d’humanisme puisé, il faut bien le dire, à la source de l’humanisme européen, français. C’est pourquoi je considère qu’il y a une crise aujourd’hui de la conscience européenne. Ce que je décris comme étant toutes les manifestation racistes et antisémites ne me semblent pas, de la part des intellectuels qui sont les premiers manifestants de la conscience européenne, avoir les réponses, les « j’accuse », les cris que l’on serait en droit d’attendre. Et quand je pense au positionnement d’homme comme Jean-Paul Sartre Raymond Aron, Albert Camus, d’autres encore, je trouve que la conscience européenne est bien en deçà de ces hommes là. Alors on me dit «  mais on ne peut pas avoir un Sartre à chaque génération ». Ni un Césaire non plus! Mais l’essentiel c’est que précisément, ce que nous a apporté l’humanisme de Césaire, c’est à nous de le faire fructifier.

 R.S. : Vous évoquez Camus et c’est précisément au Camus qui déclare qu’à devoir choisir entre l’Algérie et sa mère il choisit sa mère que m’a fait penser votre texte.

 A.L. : Alors bien sûr il y a en tout homme des contradictions. Je ne parle pas de ce Camus là (encore que le phrase exacte serait celle-ci : «En ce moment on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela, la justice, je préfère ma mère. » On pourrait dire aussi que dans les textes de Camus l’Algérien est très lointain alors que chez Sartre, chez Fanon il est au premier plan. Non, je pense surtout au « Discours de Suède » et à d’autres textes qui sont très forts, où Camus insiste sur la force d’émancipation qu’il y a dans l’œuvre littéraire et sur le devoir de solidarité avec les humiliés. Mais pour moi, la figure la plus exemplaire c’est Sartre et j’ose le dire même si cela fait sourire, c’est la figure très pure, même si par ailleurs il a eu une vie très controversée aux yeux de ceux qui ne supportent pas, à ce point, l’engagement de l’écrivain. Comme intellectuel, Sartre est une figure exemplaire et j’ai envie de dire absolue.