Le jour où les forêts tropicales ont disparu… pendant cinq millions d’années
— Par Sabrina Solar —
Il y a environ 252 millions d’années, la Terre a vécu la plus grande crise biologique de son histoire : la troisième extinction de masse, aussi appelée extinction Permien-Trias (PTME). Près de 90 % des espèces marines et 80 à 95 % des espèces terrestres, dont les végétaux, ont été rayées de la planète. Un cataclysme si profond qu’il a mis la vie à genoux, et dont la Terre ne s’est pas relevée avant… cinq millions d’années.
Mais un mystère demeurait : pourquoi une planète pourtant fertile est-elle restée aussi longtemps inhabitable après l’arrêt apparent de l’activité volcanique qui avait déclenché la catastrophe ? Une équipe internationale de chercheurs vient de percer une partie de cette énigme, en pointant du doigt un effondrement brutal des forêts tropicales, qui a profondément perturbé les grands équilibres du cycle du carbone et, par ricochet, du climat. Ce trou de cinq millions d’années est aussi un miroir, dérangeant, de notre avenir climatique.
Un monde en feu : l’extinction Permien-Trias
L’histoire commence il y a 252 millions d’années, à la fin de l’ère paléozoïque. À cette époque, tous les continents sont soudés en un immense supercontinent, la Pangée, ceinturé d’un unique océan : la Panthalassa. C’est un monde de forêts luxuriantes, de marécages tropicaux peuplés de fougères géantes, d’insectes colossaux et de reptiles amphibiens. Mais ce monde s’écroule brutalement.
En cause : l’activité démentielle du piège sibérien, une province volcanique située dans l’actuelle Russie. Pendant des centaines de milliers d’années, d’immenses volumes de lave basaltique se déversent sur des millions de kilomètres carrés. Ce processus libère d’énormes quantités de gaz à effet de serre, notamment du dioxyde de carbone (CO₂), mais aussi du méthane, des gaz soufrés, du mercure et d’autres éléments toxiques.
Cette phase volcanique déclenche un emballement climatique. Les températures grimpent de 10 à 15 °C. Les océans deviennent acides et anoxiques (pauvres en oxygène), la surface terrestre brûle sous des conditions caniculaires, et les pluies acides lessivent les sols. La biodiversité marine s’effondre, les forêts brûlent, les chaînes alimentaires s’interrompent. C’est la fin d’un monde.
Mais pourquoi la vie n’est-elle pas revenue rapidement ?
Ce que les paléontologues comprennent depuis longtemps, c’est que la crise volcanique a causé l’extinction. Ce qu’ils ne comprenaient pas, en revanche, c’est pourquoi le réchauffement extrême s’est prolongé pendant près de cinq millions d’années, alors que, d’ordinaire, la Terre a la capacité de s’auto-réguler.
C’est là qu’intervient une hypothèse aujourd’hui confirmée par la nouvelle étude menée par l’université de Leeds, ETH Zurich, le CNRS, et d’autres institutions. Grâce à l’analyse d’environ 400 000 données fossiles végétales, couplée à une modélisation paléoclimatique complète, les chercheurs ont montré que la disparition des forêts tropicales avait fait basculer la Terre dans un état de serre extrême (super-greenhouse).
Effondrement des forêts : le basculement irréversible
Ce que révèle l’étude est sidérant : près de 86 % des espèces végétales des basses latitudes – autrement dit, les forêts tropicales – disparaissent au cours de l’événement PTME. En quelques dizaines de milliers d’années, des écosystèmes entiers – des forêts à canopée haute, riches en fougères, lycopodes, et gigantoptérides – sont éradiqués. Les paysages tropicaux sont remplacés par des tapis d’herbes basses et clairsemées, ou même par des déserts acides.
Cette disparition a un effet domino : sans ces forêts, la photosynthèse s’effondre. Or, c’est justement cette photosynthèse végétale, en capturant le CO₂ atmosphérique, qui contribue au refroidissement climatique naturel par le piégeage du carbone. Sans plantes, le CO₂ s’accumule dans l’atmosphère, et la Terre reste enfermée dans une fournaise géologique pendant des millions d’années.
Les simulations du modèle climatique SCION montrent que les températures à l’équateur ont pu atteindre jusqu’à 50 °C sur terre et 42 °C dans les océans, des conditions létales pour la plupart des formes de vie. Pire encore : le taux de CO₂ atmosphérique a été multiplié par quatre, atteignant jusqu’à 7000 ppm, un record sur les 500 derniers millions d’années.
Un monde sans forêts : conséquences en chaîne
Sans forêts, c’est toute la dynamique planétaire qui se grippe :
- Le cycle du carbone est brisé : sans végétation, moins de carbone organique est piégé dans les sols, ce qui empêche la baisse du CO₂.
- La météorisation chimique ralentit : normalement, les plantes facilitent l’érosion des roches qui piège le CO₂ via les silicates. Là encore, ce mécanisme s’arrête.
- Les précipitations diminuent : les forêts tropicales génèrent leur propre humidité. Sans elles, l’aridité s’installe durablement.
- La biodiversité stagne : les écosystèmes peinent à se reconstituer, les niches écologiques sont vides.
Cette période, appelée parfois « dead zone végétale », est visible dans les archives fossiles par l’absence de dépôts de charbon sur toute la planète, un phénomène nommé « coal gap ». Il faudra attendre l’Anisien, soit environ 247 millions d’années, pour voir réapparaître des forêts tropicales et des dépôts de tourbe.
La lente renaissance : la reprise végétale
C’est uniquement à partir du milieu du Trias que la vie reprend pied. Des forêts de conifères, plus résilientes, commencent à recoloniser les hautes latitudes. Les températures redescendent lentement. Les chercheurs ont observé que la productivité végétale globale – mesurée en gigatonnes de carbone fixé par an – passe de 13–20 unités juste après l’extinction à 60 unités au Trias moyen, un retour aux niveaux pré-crise.
Cette lente récupération n’est pas uniforme : les régions tropicales restent désertiques beaucoup plus longtemps. La reconstitution des écosystèmes complexes, avec canopée haute, diversité d’espèces et cycles hydriques stables, prend des millions d’années.
Leçon pour notre temps : que se passerait-il si les forêts tropicales d’aujourd’hui disparaissaient ?
Le parallèle avec la crise climatique actuelle est troublant. Si l’on dépasse les seuils de tolérance thermique et hydrique des grandes forêts tropicales – Amazonie, Congo, Indonésie –, on pourrait enclencher un basculement systémique.
L’étude alerte ainsi sur l’existence de seuils critiques dans le système Terre. Une fois dépassés, ces seuils peuvent entraîner des effets de rétroaction irréversibles, comme :
- La mort des forêts tropicales due au stress hydrique ou aux incendies,
- Une augmentation brutale du CO₂ atmosphérique en retour,
- Une hausse rapide et prolongée des températures mondiales.
Les chercheurs insistent : les forêts sont plus qu’un décor vivant. Elles sont des régulateurs essentiels du climat planétaire. Leur disparition à la fin du Permien a coûté cinq millions d’années de souffrance à la Terre. Voulons-nous revivre cela ?
Un avertissement venu des profondeurs du temps
L’histoire géologique de la Terre nous montre que la disparition des forêts peut transformer notre monde en enfer climatique. L’extinction du Permien n’est pas seulement un chapitre ancien de l’histoire naturelle. C’est un miroir dans lequel notre siècle pourrait bien se refléter, si nous continuons à ignorer le rôle fondamental des écosystèmes tropicaux.
À la lumière des données fossiles et des modèles climatiques, il ne fait aucun doute que la survie de notre civilisation dépend aussi des forêts. Les protéger, c’est aussi protéger l’équilibre climatique fragile qui rend la vie possible sur cette planète.