« Premier amour », de Beckett avec Jean-Quentin Châtelain

Le texte n’a pas pris une ride, la performance non plus, seul le comédien a sans doute vu son visage se creuser un peu, mais il est toujours bel homme. Il reprend dans son lieu fétiche, la Chapelle du Théâtre des Halles, un spectacle créé en 1999 « Premier amour ». C’est un des tout premiers textes de Samuel Beckett écrit directement en français et qui n’était pas destiné au théâtre. Une nouvelle largement autobiographique qui relate la premier rencontre amoureuse d’un homme « déclassé », comme dans toute l’œuvre à suivre de Beckett, avec une péripatéticienne, une travailleuse du sexe, comme on dit aujourd’hui, mais il ne le sait pas encore. On est loin des les clichés du premier amour ou du coup de foudre amoureux. Il a rencontré Lulu, c’est comme ça qu’elle s’appelle, sur un banc public où il avait élu domicile après la mort de son père. Chassé de la maison paternelle il errait et passait beaucoup de temps dans les cimetières, préférant la présence des morts à celle des vivants. « Le tort qu’on a, c’est d’adresser la parole aux gens. » « Oui, comme lieu de promenade, quand on est obligé de sortir, laissez-moi les cimetières et allez vous promener, vous, dans les jardins publics ou à la campagne.» «Puis avec un peu de chance on tombe sur un véritable enterrement, avec des vivants en deuil et quelquefois une veuve qui veut se jeter dans la fosse, et presque toujours cette jolie histoire de poussière, quoique j’aie remarqué qu’il n’y a rien de moins poussiéreux que ces trous-là, c’est presque toujours de la terre bien grasse, et le défunt non plus n’a encore rien de spécialement pulvérulent, à moins d’être mort carbonisé. C’est joli quand même, cette petite comédie avec la poussière.» A la vue de Lulu il s’est mis à bander et elle décide de se charger de cela. « Les femmes flairent un phallus en l’air à plus de dix kilomètres. » Des femmes il ne connaît pas grand-chose : « Je connaissais mal les femmes, à cette époque. Je les connais toujours mal d’ailleurs. Les hommes aussi. Les animaux aussi. Ce que je connais le moins mal, ce sont mes douleurs. »

Cette première rencontre avec l’amour est celle d’un corps dans son épaisseur physique qui fait de l’autre quelque chose de dérangeant, qui le présente comme un obstacle. Il s’installe avec elle, découvre sans gène de quel métier elle vit, l’important pour lui étant de rester libre. Mais le couple qu’il forme avec Lulu ne le satisfait qu’à moitié. Elle l’agace. L’amour est sans issue autre que la dégradation. Et ce n’est pas Lulu en tant que telle qui est en cause. Au milieu du récit il décide de l’appeler Anne et cela ne change rien. « Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir. » Viendra un enfant dont les cris ajoutés à ceux de Lulu que lui arrachent ses amants finiront par le convaincre de partir. L’immense talent de Beckett est de nous dépeindre un monde noir sur un ton léger, ludique quand bien même le propos est grinçant, misogyne. « «Elle se mit à se déshabiller. Quand elles ne savent plus quoi faire, elles se déshabillent, et c’est sans doute ce qu’elles ont de mieux à faire. Elle enleva tout, avec une lenteur à agacer un éléphant sauf les bas destinés sans doute à porter au comble mon excitation. C’est alors que je vis qu’elle louchait. »

Les comédiens Michael Lonsdale, Alexandre Fabre ont prêté leur voix à la lecture de ce texte, Samy Frey l’a mis en scène et interprété, mais à texte hors norme il faut un comédien du même acabit. Jean-Quentin Châtelain est de ceux-là. Ce comédien est une voix à nulle autre pareille. Il maîtrise l’art oratoire comme personne, modulant les tempos, balançant entre joie et désolation, jouant de toutes les notes pour exprimer nuances et subtilités du texte. Jean-Quentin Châtelain dans « Premier amour » ? Une diction, un timbre et un phrasé à la hauteur d’un auteur qu’il fait entendre au-delà de toute lecture. Le rire provoqué par ce drôle de texte, s’étrangle parfois dans l’après-coup d’une mise en évidence du propos par la suspension du dire du comédien.

Roland Sabra