Pour un moratoire sur l’écriture inclusive au collégial

— Par (*) Joëlle Quérin, Patrick Moreau et Jean-François Plante-Tan—

Les administrations des cégeps ont adopté depuis quelques années diverses formes d’écriture dite inclusive, où se multiplie l’usage des doublets complets (les étudiants et les étudiantes), les doublets tronqués par des points médians (les étudiant·e·s), les formulations généralisantes (la clientèle étudiante), les tournures inusitées (les personnes étudiantes), sans compter, dans les cas extrêmes, certains néologismes (iel, toustes, celleux, etc.).

Une écriture qui soulève des problèmes professionnels

Cette écriture dite inclusive soulève à nos yeux de nombreux problèmes, notamment parce qu’elle confond genre grammatical et sexe et parce qu’elle bannit l’usage du masculin indifférencié (faisant office de neutre).

Tout d’abord, son imposition empiète sur la liberté d’enseignement dans le réseau collégial. Celle-ci est définie comme « le droit de toute personne d’exercer librement et sans contrainte doctrinale, idéologique ou morale, telle la censure institutionnelle, une activité par laquelle elle contribue à l’accomplissement de la mission d’un établissement d’enseignement » (Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire). Même si cette loi ne s’applique pas aux cégeps, nos syndicats et nos administrations reconnaissent cette liberté, qui est inscrite dans nos conventions collectives et constitue une composante majeure de notre autonomie professionnelle.

Pourtant, en préconisant l’usage de cette nouvelle écriture, les administrations collégiales imposent aux enseignants une conception idéologique du français et les obligent indirectement à appuyer certains présupposés sur la langue française qui sont ceux des inclusivistes. Ces présupposés sont loin de faire l’unanimité parmi les linguistes et autres spécialistes de la langue.

Cette contrainte s’exerce de façon encore plus directe à l’endroit du personnel non enseignant, puisque ces employés (agents administratifs, employés de soutien, conseillers pédagogiques, etc.) se voient obligés d’utiliser cette écriture, quelles que soient leurs convictions personnelles à cet égard. En plus de susciter division et autocensure, cette nouvelle manière de rédiger, qui engage à toutes sortes de contorsions stylistiques afin d’éviter les accords en genre, engendre une difficulté accrue de certaines tâches, ainsi qu’une perte d’efficacité.

Des problèmes pédagogiques également

Cette écriture dite inclusive soulève également des questions d’ordre pédagogique, car elle entre en conflit avec la manière dont la grammaire a été apprise par les jeunes au primaire et au secondaire, ainsi qu’avec la manière dont elle est enseignée et évaluée dans nos classes.

En outre, l’écriture inclusive, en jouant avec la norme grammaticale, envoie au moins indirectement le message que celle-ci serait purement subjective et personnelle, et qu’elle relèverait du désir ou des a priori de chacun. Cela ne peut que miner nos efforts pour conscientiser nos étudiants quant à l’importance du respect de celle-ci, en plus d’ouvrir la porte à la contestation des règles qui président à l’évaluation de la langue dans leurs travaux.

De plus, l’écriture inclusive est dans les faits excluante et nuit à certaines catégories d’étudiants (étudiants allophones, en difficulté d’apprentissage, souffrant d’un handicap, etc.). Il est donc contre-productif, alors que les cégeps entendent être de plus en plus inclusifs et offrir les meilleures chances de réussite aux étudiants qui éprouvent des difficultés relevant de la dyslexie ou de la dysorthographie, de les exposer à ces graphies tronquées qui présentent pour eux des obstacles insurmontables, dont celui de marquer une différence inhabituelle entre ce qui est écrit (les étudiant·e·s internationaux·ales) et ce qui doit être oralisé (les étudiants internationaux ? les étudiantes et les étudiants internationaux ? les étudiantes internationales et les étudiants internationaux ?).

Demande de moratoire

Pour ces raisons, nous, qui enseignons et travaillons dans le réseau collégial, nous posons beaucoup de questions au sujet de la pratique de l’écriture dite inclusive par nos directions d’établissement.

Nous éprouvons aussi des doutes quant au caractère légitime de cette redéfinition de la grammaire, de la syntaxe et de l’orthographe françaises par des administrateurs qui n’ont ni l’expertise ni l’autorité nécessaires pour piloter et encore moins pour imposer une telle réforme.

Nous demandons donc un moratoire à nos administrations sur l’utilisation de cette écriture dite inclusive tant qu’un débat de fond, ouvert, posé et éclairé, n’aura pas eu lieu et n’aura pas permis de parvenir à un large consensus, tant au sein du personnel des cégeps que de la population en général, sur ce sujet controversé.

(*)Les auteurs sont respectivement enseignante de sociologie ; enseignant de littérature ; conseiller pédagogique. Ils cosignent cette lettre avec plus d’une cinquantaine d’enseignants et professionnels du milieu collégial.*

* Ont aussi signé cette lettre : Philippe Amyot, enseignant de littérature ; Raphaël Arteau McNeil, enseignant de philosophie ; Guillaume Bard, enseignant de philosophie ; Julie Baribeau, professeure de philosophie ; Réjean Bergeron, ancien enseignant de philosophie ; Louis Bilodeau, enseignant ; Pierre Blais, enseignant de communication ; Nicolas Bourdon, professeur de français ; Stéphane Chalifour, professeur de sciences humaines ; Mathieu Chalifour-Ouellet, professeur de philosophie ; Julia Chamard-Bergeron, professeure de lettres ; Ludovic Chevalier, enseignant de philosophie ; Annie-Ève Collin, enseignante de philosophie ; Diane Cotnoir, enseignante de français et lettres ; Karine Damarsing, professeure de philosophie ; Pascal Deschênes, enseignant de français ; Amélie Desruisseaux-Talbot, enseignante de littérature ; Ian de Valicourt, enseignant de philosophie ; Sylvie Dion, enseignante de français et de littérature ; David Dorais, enseignant ; François Dugré, ancien enseignant de philosophie ; Jérôme Élie, enseignant de littérature, retraité ; Georges-Rémy Fortin, enseignant de philosophie ; Jean-François Garon, enseignant de philosophie ; France Giroux, ancienne professeure de philosophie ; Julie Guyot, professeure d’histoire ; Stéphane Kelly, professeur de sociologie ; Richard Lacombe, enseignant en communication ; Yannick Lacroix, enseignant de philosophie ; Louis Lafrance, professeur de psychologie ; Carmen Lepage, enseignante de français, retraitée ; Dominique Lepage, professeure de philosophie ; Yan Maclure, enseignant d’histoire ; Nicolas Masino, enseignant ; Sébastien Melançon, enseignant de français et lettres ; Jacques Méthot, enseignant retraité ; Louis-Philippe Paulet, professeur de techniques administratives ; Julie Potvin, enseignante en littérature ; Anick Poulin, enseignante de philosophie ; Alexandre Provencher-Gravel, enseignant ; Félix-Olivier Riendeau, professeur ; Caroline Rivest, enseignante ; Mathieu Robitaille, enseignant ; Élaine Rochefort, professeure de littérature ; Christian Sabourin, professeur de géographie, à la retraite ; Benoit Séguin, enseignant de français ; Luc Séguin, professeur de philosophie ; Justin Tremblay, enseignant de français et de littérature ; Nicolas Tremblay, professeur de français ; Samuel Trudeau, professeur d’histoire ; Etienne Turgeon Pelletier, enseignant ; Thomas Vachon, enseignant ; Jean-François Vallée, enseignant de littérature ; Aïcha Van Dun, professeure de littérature ; Marc-André Vaudreuil, professeur de philosophie.