« L’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise. Tant mieux… »

— Par Pierre Charbonnier, philosophe —

Le philosophe estime, dans une tribune au « Monde », que la stratégie de la communion universelle pour promouvoir la lutte pour le climat, employée notamment par Nicolas Hulot, est inefficace.

Tribune. Nous avons récemment assisté à un nouvel élan de générosité écologique. Que ce soit du côté de Nicolas Hulot [auteur d’une tribune dans Le Monde, 6 mai] ou d’un collectif de personnalités publiques [qui ont également signé une tribune dans Le Monde, 6 mai], l’impératif environnemental nous a une fois de plus été présenté comme une mission qui transcende les intérêts individuels, les choix idéologiques, les langages politiques. L’écologie, nous dit-on dans ces tribunes et appels, est une finalité universelle qui réunit l’ensemble des humains à travers leur appartenance commune à une Terre. Elle exige l’unanimité, la prééminence de la pure morale et de la science, que seules l’ignorance et l’avidité voilent à notre regard.

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La stratégie de la communion universelle est assez ancienne dans la mouvance environnementaliste, mais aujourd’hui elle crée le malaise, en particulier dans les rangs écologistes les plus conséquents, car l’unanimité dont elle se prévaut est feinte, incantatoire, et inefficace.

On peut même craindre que cette stratégie soit contre-productive. Et s’il en va ainsi, c’est parce qu’elle occulte une vérité un peu plus inconfortable : l’écologie, c’est-à-dire la volonté de rendre la reproduction d’une société des égaux et la reproduction du milieu compatibles à long terme, nous divise bien plus qu’elle nous rassemble.

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Pire, elle nous divise selon des lignes de fracture multiples et proliférantes. On peut en repérer quelques-unes. D’abord, elle divise les gouvernements qui ont attaché leur destin au maintien d’une économie des énergies fossiles et de l’extraction agro-industrielle, et d’autres entités politiques plus volontaristes dans la transition écologique.

Elle oppose également les bénéficiaires du capitalisme actionnarial, enrichis par l’incompréhensible rentabilité des investissements les plus sales – à ce propos, on pourra lire le rapport de Greenpeace intitulé « Climat : l’argent du chaos. Pour une interdiction des dividendes climaticides » – et la plus grande partie de la population, qui paye les conséquences de ce modèle économique. Elle divise aussi des groupes sociaux et géographiques inégalement exposés aux risques que provoquent le changement climatique et l’érosion de la biodiversité : les uns, souvent les plus riches, bénéficient d’un délai qui leur permet de considérer la crise écologique comme un événement futur, quand les autres y sont déjà immergés.

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Cette inégalité se redouble quand l’écologie apparaît comme une opportunité pour les uns, et comme un luxe, voire un fardeau pour les autres. Certains peuvent intégrer les normes écologiques à leur vie sous la forme d’une amélioration de leur santé et de leurs conditions d’habitat, quand d’autres sont contraints, par le chantage à l’emploi et le coût de la vie, à rester prisonniers de l’automobile, de l’alimentation industrielle, de la précarité énergétique. L’écologie fracture aussi, on s’en rend compte aujourd’hui, la société entre ceux et celles qui s’affairent à maintenir et à reconstituer les fonctions de base du collectif (soigner, nourrir, nettoyer, approvisionner, éduquer, etc.) et ceux qui, souvent involontairement, sont pris dans une économie de la prédation.

L’écologie est aussi une ligne de clivage qui passe à l’intérieur de chacun et chacune d’entre nous : vais-je aujourd’hui prendre ma voiture, quel fournisseur d’électricité vais-je choisir, vais-je sacrifier mes vacances à l’étranger pour minorer mes émissions de CO2 ?

La grande difficulté ici, qu’il vaut mieux affronter plutôt que faire comme si elle n’existait pas, est qu’il n’y a pas de solution simple pour résoudre ces fractures écologiques. Il n’y a pas deux camps confortablement identifiables, la vie contre l’économie, ou les terriens contre les destructeurs. Il n’y a même pas de critère univoque pour démêler les bons attachements des mauvais. Tout ce que nous avons, c’est le double héritage de l’égalité sociale comme socle du pacte républicain, et l’inertie des infrastructures écologiquement désastreuses qui se sont insidieusement mêlées à ce projet politique.

Un enjeu politique

Ce qui rend incompréhensible, et à vrai dire un peu scandaleux aujourd’hui, l’appel à une écologie de la communion universelle, c’est que ces lignes de clivage – et bien d’autres que j’omets de mentionner – sont omniprésentes dans notre quotidien. La « destruction mutuellement assurée » à laquelle se livrent les grandes puissances économiques à travers leurs infrastructures fossiles propulse l’écologie politique dans l’arène du réalisme géopolitique : aucune gouvernance climatique multilatérale n’a la main sur cette course en avant, et l’enjeu doit aujourd’hui se penser comme un processus de désarmement mutuellement accepté.

A un niveau plus local, le mouvement des « gilets jaunes » a été bien entendu une manifestation éclatante de la division sociale autour de l’écologie, et le débat qui s’ouvre aujourd’hui sur les « premiers de corvée », sur notre soumission à l’égard d’une économie déphasée des besoins élémentaires, confirme cette tendance.

L’écologie est enfin en train de devenir un enjeu politique, non pas parce que nous devrions annoncer abstraitement au nom de quelles valeurs nous nous battons, ou répéter le consensus scientifique en espérant qu’une politique en sorte magiquement, mais parce que nous devons identifier avec qui et contre qui nous sommes dans cette bataille (quitte à être un moment contre nous-mêmes), quels attachements et quels assemblages entre institutions, machines, pouvoirs, milieux, nous voulons. Ce n’est donc pas le moment de la faire retomber en enfance, il faut accepter le trouble qu’elle impose à nos représentations politiques et à notre façon de nous unir et de nous désunir.

L’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise. Tant mieux, car c’est de cette division que naîtra une clarification de nos objectifs.

Pierre Charbonnier est philosophe, chercheur au CNRS et enseignant à l’EHESS, il est notamment l’auteur de Abondance et liberté (La Découverte, 464 p., 24 €)

Pierre Charbonnier(Philosophe)

Source : LeMonde.fr