Paterson, de Jim Jarmusch, ou l’insoutenable légèreté des jours

— par Janine Bailly —

Paterson, c’est bien le titre du film, nom à la graphie à demi passée apparu très vite sur le plan d’un pan de mur urbain dégradé. Mais Paterson, c’est tout à la fois, c’est d’abord le nom de cette petite ville ouvrière quelque peu appauvrie du New Jersey, comme démodée et figée dans un passé industriel révolu, celui aussi des grands poètes dont elle est le berceau, mais ville vibrante d’une vie simple et quotidienne pour qui sait la regarder, l’entendre, écouter battre son coeur tranquille. Paterson, c’est le patronyme du personnage masculin conducteur d’autobus, bus-driver joué par Adam Driver, et dont la caméra suit en longs travellings verticaux les tribulations, chauffeur au volant ou promeneur à pied du chien Marvin. Paterson, grâce auquel on ne cessera de la parcourir, cette ville qui se donne, superbement reflétée en images lumineuses dans les vitres du véhicule. Paterson, c’est encore le titre d’un long poème de William Carlos Williams, ode à la ville elle-même, et Jim Jarmusch dit avoir nommé ainsi son personnage après en avoir lu le début, qui compare la cité à un homme couché sur le flanc, car l’homme dans sa complexité est la ville autant que la ville est l’homme.

Aux antipodes d’un blockbuster à l’américaine, antidote à la violence comme à la fureur du siècle, Paterson nous entraîne dans le cercle des jours ordinaires, là où la quiétude naît de rituels accomplis et de gestes immuables, à l’infini renouvelés. Là où chaque détail du quotidien, chaque rencontre inopinée, chaque infime changement sont à mettre au compte du bonheur, un bonheur un rien mélancolique et fantasmé, dans un monde où les armes ne tireraient que des balles en caoutchouc, et où les présumés voyous alerteraient l’honnête citoyen du danger qui le guette ! De construction circulaire, le film déroule les sept jours de la semaine, d’un lundi au dimanche, et se clôt sur l’image première, image d’une semaine qui recommence, mais image aussi reprise de la séquence d’ouverture qui nous montrait le couple endormi en face à face, dans ces instants douillets qui précèdent le réveil matinal. Ainsi, la boucle est refermée et la vie reprend son cours, qui fut un instant seulement dévié par quelque péripétie passagère, un bus qui sans autre forme de procès vous lâche, un chien facétieux qui un soir vous trahit… Mais si chaque jour de la semaine est initié par un même plan pris sous un même angle, le piège de la monotonie est rompu par la position différente qui fige chaque fois le couple, encore endormi, dans la lumière de l’aube.

Cette construction fait écho aux figures rondes qu’en un noir et blanc exclusif et poétique, la jeune et fantasque épouse — sublime Golshifte Faharani parée de sa longue chevelure sombre —, sème sur chaque objet de sa maison de poupée, de la tasse où l’on prend les flocons du matin aux rideaux de l’appartement, en passant par le collier du chien et la guitare Harlequin, sans omettre les courbes peintes de sa propre main sur un fond de robe légère. Car Laura est une fée à l’enthousiasme indestructible et qui, si elle ne quitte guère son intérieur, se révèle primesautière et fantasque, se rêvant tantôt chanteuse folk, tantôt riche reine des cupcakes – eux aussi en noir et blanc –, tantôt mère de fillettes jumelles, elle qui n’a pour toute compagnie au long du jour que le bouledogue Marvin, observateur toujours en éveil de la vie du couple.

Ce rêve de Laura accompagne Paterson, qui croise sur son chemin force duos de jumeaux ou jumelles. Paterson le taiseux, le méditatif, qui dit peu mais parle par son regard, en dépit d’un visage au premier abord imperturbable. Paterson, qui n’a pas de téléphone portable mais un précieux carnet dont jamais il ne se sépare, et dans lequel il écrit, en appui sur le volant du bus avant de commencer sa journée de travail, face aux eaux de la cascade qui égrènent le temps au moment du repas, à ses moments de repos, au moindre de ses moments perdus. Il écrit, des poèmes minimalistes suggérés par ce qu’il voit, inspirés par Laura, à elle dédiés – et l’on songe à la Laure égérie de Pétrarque ? – nourris de ce qu’il capte tout en conduisant, images de la ville ou conversations de passagers faisant naître sur ses lèvres un discret sourire, scènes du bar où chaque soir il va boire une bière auprès des clients habituels, sous le regard photographique des célébrités punaisées au mur par le débonnaire patron du lieu.

Ces poèmes minimalistes, s’inscrivant sur l’image, dits en voix off, ou lus par Paterson, sont en fait ceux de William Carlos Williams, ainsi celui intitulé This Is Just to Say, (Juste un mot), et qui dit : « J’ai mangé / les prunes / qui étaient / dans le bac à glace / et que / sans doute / tu gardais / pour le petit déjeuner / Pardonne-moi / elles étaient délicieuses / si sucrées / et si fraîches ». Ou ceux de Ron Padgett, créés spécialement pour le film de son ami Jim Jarmusch, ou écrits antérieurement, poèmes-célébrations des choses et des petits riens du quotidien, et ce peut être une ode à cette simple boîte d’allumettes bleue et blanche Ohio Blue Tip, gardée précieusement comme un talisman dans la cuisine car elle enferme le petit bâton de bois soufré qui peut « allumer, qui sait, la cigarette de la femme que vous aimez pour la première fois ».

Chronique un peu nostalgique des jours qui passent, simplement traversés, le film cependant transcende le quotidien, s’étire et joue avec « la quatrième dimension » que serait le temps. Le film se fait ludique, conte de la vie ordinaire non dénué d’humour, qui pourrait bien lasser mais qui subjugue, tant les choses sont dites avec subtilité, élégance, et délicatesse ! Une oasis de douceur dans un monde aujourd’hui par trop dépourvu de tendresse !

Janine Bailly, Fort-de-France, le 13 janvier 2017