« Par la racine », le dernier roman de Gérald Tenenbaum

— Par Michèle Bigot —

Par la racine, le dernier roman de Gérald Tenenbaum s’ouvre sur la tempête de décembre 1999 accompagnée de la mélodie des Neuf airs allemands de Haendel et se clôt sur l’Adagio pour cordes de Samuel Barber, la première scène annonçant la mort du père, Baruch, la dernière étant consacrée à l’inhumation de la boîte contenant le legs du père à ses enfants. La boucle est bouclée, comme le veut la machine romanesque dont la circularité est un mode essentiel de fonctionnement.

Revenons au début. C’est le fils cadet, Samuel qui est désigné par le père comme héritier de sa mémoire, en ce qu’il fait profession d’écrivain biographe. A ceci près que les biographies qu’il rédige sont imaginaires. A la mort de Baruch, le personnel de l’EHPAD remet à Samuel Une boîte en carton contenant les objets et documents épars, assortie d’une note manuscrite énonçant: « Pour Samuel, quand le temps sera venu. »

Au nombre des documents se trouve un papier mentionnant les coordonnées d’une certaine Luce, bibliothécaire de Troyes, responsable du centre Rachi, talmudiste médiéval. Luce confie à Samuel le soin de lui inventer une biographie susceptible de lui faire obtenir le poste de directrice du YIvo, institut de recherche juive de Manhattan. Il devra donc lui inventer une enfance au kibboutz.

A partir de là commence un périple qui va mener Samuel et Luce de Troyes à Dijon , Lyon, Grenoble puis Marseille avec une escale à Gênes où ils prendront le bateau qui doit les mener à Haïfa puis au kibboutz de Ein HaHoresh, non loin de Tel-Aviv. Mais ce voyage dans l’espace sera doublé d’un voyage dans le temps, « à rebrousse-temps » soit trente neuf ans en arrière. La mort du père est le point à partir duquel est décomptée toute chronologie, comme l’indiquent les titres des chapitres successifs, autant de jalons dans ce parcours initiatique. Mais c’est également un voyage dans les profondeurs, dans les racines de la légende familiale, sur le chemin des origines, comme l’indique le titre malicieusement polysémique du roman, et comme le rappelle le nom du Kibboutz Ein HaHoresh, « la source du laboureur ». Car depuis quelque temps « tout est à l’envers, certaines plantes poussent par la racine […] La terre, lieu des racines, mais aussi lieu ultime. » Secrets de la filiation, énigme de la vie, mystère de la mort.

Le fil chronologique, pour capricieux qu’il soit se double d’une organisation des éléments romanesque façon puzzle. Toute une kyrielle de personnages se distribuent autour de Baruch: « Baruch ex machina, quelle symphonie as-tu composée? » Outre Samuel, l’héritier putatif, on trouve, dans l’ordre, la mère, Fanny puis la fratrie, Jacques et Clara, et encore deux femmes jumelles Lina et Linélé dont le destin croise celui des parents à intervalles réguliers, sans compter les comparses et compagnons de voyage, Joseph, Edouard, Giuseppe et les fantômes tels que Boaz, fiance présumé de Lina. Toutes sortes de liens mystérieux se tissent entre ces différents personnages. Tant il est vrai que si l’identité est radicalement singulière, elle n’en est pas moins intrinsèquement plurielle. Tout l’univers romanesque de l’auteur est ici convoqué, tel qu’on a pu le rencontrer dans les romans précédents, notamment l’Argentine et l’Italie sans oublier l’Ukraine.

La quête de Samuel se présente comme un miroir de celle du romancier. Ce roman est donc fondamentalement autotélique comme le signale malicieusement la profession du protagoniste. Mais ce roman est aussi reflexif, dans la mesure où il reflète l’ensemble de l’œuvre romanesque de son auteur. L’affinité des traces, Les Harmoniques, Reflets des jours mauves, L’Affaire Pavel Stein, autant de variations sur le thème de l’absence, autant de déclinaisons de la notion de trace. Ainsi, Le personnage principal, ou du moins le principe organisateur, c’est le père mort. Le moteur romanesque est une absence, un vide que l’on va chercher à combler dans une quête éperdue et d’avance perdue. Ainsi fonctionne le roman. Son auteur, lui-même mathématicien, rappelle non sans espièglerie que « l’histoire des mathématiques ne fait pas partie des mathématiques », mais l’histoire du roman, elle, fait partie du roman! Et chaque romancier interprète ce principe à sa façon. Gérald Tenenbaum le fait en creusant son sillon. La forme est toujours celle d’une enquête, mais une enquête inversée, qui établit non le connu mais l’inconnu, en faisant droit à l’énigme.

A l’instar de son auteur, « Samuel cherche un chemin entre l’intention et le hasard, entre l’essentiel et l’anodin. » Les biographies qu’il écrit sont certes apocryphes, mais n’est-ce pas là une définition du roman? « Ma méthode , c’est partir du vrai pour façonner le faux » avoue Samuel. La fiction s’avoue comme un « mentir vrai », en réponse au fake dont se repaît l’information contemporaine, mensonge se donnant pour la vérité. En outre, la fiction avouée comme telle (l’inverse du storytelling) jette une ombre sur le réel, non pour le maquiller et abuser son lecteur mais pour l’initier au mystère de la vie. L’exemple le plus éclatant est cette méditation que propose le roman sur la notion d’identité. Palimpseste, kaléidoscope, l’identité liée à la filiation ou au sexe est à la fois une obsession têtue et un leure. Un jeu abyssal de figures doubles ou inversées. Le narrateur est homme ou femme, l’auteur est androgyne, comme il se doit. Comme nombre de personnages qui possèdent des doubles dans le roman lui-même (Lina et Linélé) ou d’un roman à l’autre ( Souffles couplés). Mais ce qui était explicite dans les premiers romans, se réfugie maintenant dans les couches plus enfouies de l’oeuvre. Nul besoin de commenter davantage l’omniprésence de la trace, qui est rémanence certes, mais persistance d’une absence. C’est donc une histoire sans fin, selon la temporalité de l’écriture romanesque. Mais il en va ainsi de toute littérature, qui ne connaît ni progrès, ni régression, qui est à jamais contemporaine de tous. Tout en échappant à l’actualité de chacun.

Michèle Bigot

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Par la racine - 1Caractéristiques
Date de parution : 26/01/2023
Editeur : Cohen&cohen
Collection Paroles
Format : 12cm x 22cm
Nombre de pages : 200

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