Ouverture de la saison au TNB : « Les Paravents », de Jean Genet

— Par Janine Bailly —

Représentée pour la première fois en France¹ en avril 1966 au théâtre de l’Odéon, par la compagnie Renaud-Barrault, dans une mise en scène de Roger Blin, la pièce intitulée Les Paravents, de Jean Genet – ce grand écrivain de la marginalité –, fit en raison de son sujet, scandale auprès des défenseurs de l’Armée, commandos de parachutistes ou anciens combattants nostalgiques d’Afrique du Nord et d’Indochine : si la guerre d’Algérie, terminée depuis quatre ans, n’est pas explicitement nommée, elle infuse bien dans toute la pièce… Le scandale fut tel qu’André Malraux, alors ministre des Affaires Culturelles, intervint dans une Assemblée houleuse afin de calmer cette agitation de mauvais aloi ! En 1983, la reprise de la pièce par Patrice Chéreau, au théâtre des Amandiers de Nanterre², provoquait encore des remous, et certains soirs, relate la comédienne Dominique Blanc, il fallait d’urgence quitter les lieux, en raison d’alertes à la bombe.

Aujourd’hui, au Théâtre National de Bretagne, c’est Arthur Nauzyciel qui relève le défi : le spectacle garderait-il cette odeur de soufre que d’aucuns lui ont attachée ? Et le texte ne proposant pas de narration linéaire, mais se composant de tableaux successifs qui, fidèles au langage de Genet, oscillent entre crudité et poésie, le texte donc pourrait de prime abord nous décontenancer. Pourquoi le proposer aujourd’hui ?  Chéreau parlait, lui, d’une « exploration du passé colonial de la France », d’une « pièce jetée au public comme un souvenir ineffaçable ». Nauzyciel, évoquant la guerre d’Algérie, argument initial de la pièce mais prétexte à une réflexion plus universelle, nous confie ceci : « Son histoire est si peu transmise… J’ai peur qu’au déni succède l’amnésie… l’idée est de faire revenir à la surface des fragments d’une mémoire collective enfouie ». Si rien dans le texte de Genet ne permet de situer trop précisément le lieu et le temps, ces Lettres d’Algérie, écrites par son jeune cousin médecin Charles Nauzyciel depuis Tlemcen, retrouvées par Arthur et données à entendre au cours du spectacle, témoignent d’une réalité historique qui, si elle n’est pas glorieuse pour la France, ne peut que nous interpeller, entrant en résonance avec le reste de la pièce.

Entre réalisme et onirisme, il nous sera parlé, au gré des tableaux qui s’enchaînent, sans apparente cohérence et sans manichéisme dans le propos, de colonisation, d’oppression et de guerre, de révolte et soumission, de chemins et d’exil, d’amour et de détestation, de fidélité et de trahison. Sera parlé de nous “pauvres humains”, de nos courages et de nos lâchetés, de nos faiblesses et de nos forces. De nos corps et de nos sexes. De la vie et de la mort, enfin. Défilent sous nos yeux des groupes humains, les colons européens dans l’exercice de leur domination et les colonisés, les prostituées et leurs clients, les soldats – armée française contre combattants de la révolution. Ces groupes de plus en plus présents tournent et se heurtent autour d’un axe, ce trio parfois absent mais récurrent, celui de la Famille des Orties, et qui pourrait, marginal, esquisser une trame narrative. Saïd l’anti-héros rêve d’un ailleurs, Saïd charmeur mais si pauvre, voleur pour survivre, et mâle dominant, qui finira par trahir et les Siens et la Cause ; sous la férule d’une mère puissante, intransigeante bien que source de vie, il épouse Leila, la fille laide au point de cacher son visage sous une cagoule³. Michel Corvin, universitaire spécialiste du théâtre du XX° siècle, définissait justement la notion de construction en pyramide inversée, puisque partant d’une trinité familiale, la vision s’élargit, les personnages se multiplient jusqu’à dessiner le visage d’un pays tout entier et tisser la trame de notre Histoire.

Le décor, sobre, est constitué d’un escalier blanc dominé d’une main imposante, blanche elle aussi, main de l’oppression coloniale, main du Destin, main de Dieu ? Sur les marches, montées ou descendues au gré des événements, joueront les ombres et les lumières, créant des images d’une grande beauté en contraste avec la laideur de ce qui déchire notre humanité. La symbolique nous en est donnée par Nauzyciel lui-même : l’escalier –  qui relie la terre au ciel – c’est le haut et le bas, la lumière et les ténèbres, l’ascension et la chute, le Bien et le Mal, la Vie et la Mort. Au sommet de l’escalier, escalier monumental, escalier monument, sera tendu un écran de matière blanche encore, percé en son centre d’un orifice qui se révélera être le vagin par où entrer au Royaume des morts, en une renaissance inversée pour les protagonistes principaux qui se retrouveront là, amis ou ennemis, dans cet empyrée où tout doit un jour finir. Une scénographie intelligente, venue suppléer l’absence de ces paravents qui, dans l’idée de Genet, se déplaceraient pour délimiter les espaces, porteraient des paysages et objets peints, sépareraient peut-être le monde des vivants de celui des défunts.

On ne peut qu’admirer la performance de tous les interprètes. S’emparant d’un texte complexe, parfois abscons, le faisant leur, ils nous le rendent avec une énergie, une conviction incontestables, chaque groupe portant sa spécificité, luxuriance exubérante et dorée pour les prostituées, raideur et automatismes des gestes pour les militaires, soumission courbée presque animale de Leila, duplicité pétillante et vive de Saïd, langage d’un corps souple, apte à toutes les transformations pour la Mère. Il nous a été permis de voir, lors d’une séance de travail, à quel point le moindre mouvement a été prédéfini, réglé et fixé, cent fois répété, comme en une chorégraphie porteuse de sens, répondant à l’injonction du dramaturge : « Le jeu sera extrêmement précis. Très serré. Pas de gestes inutiles. Chaque geste devra être visible .»

À l’heure où de nouvelles guerres, terribles et si cruelles, déchirent notre monde, ce théâtre fictionnel, bien plus qu’un théâtre dit documentaire, nous conduit au cœur essentiel et douloureux des choses. Et si les mots de Genet gardent parfois leur hermétisme, le spectacle proposé nous touche, nous alerte, nous émeut, nous éveille et nous réveille !

J.B, Rennes, le 12 octobre 2023


  1. Dès 1961, la pièce est créée à Berlin-Ouest, puis à Vienne et Stockholm. En1964, Peter Brook la met en scène à Londres.
  2. En 1991, Marcel Maréchal présente la pièce au Théâtre de la Criée de Marseille. 
  3. Le thème du mariage arrangé se retrouve dans le dernier film de Nadir Moknèche, L’air de la mer rend libre : Hadjira a eu une jeunesse tumultueuse, Saïd est homosexuel ; pour sauver l’honneur, ils se voient contraints au mariage par leurs mères respectives.