Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la colonisation. Contextualisation et décontextualisation

— Par François Vatin —

Pour Alain Caillé, dont le goût pour la théorie du don se trouve sérieusement éclairé par la lecture d’Octave Mannoni. « Donner, recevoir, rendre », c’est une affaire de jeu de tennis ! Comment n’y avions-nous pas pensé plus tôt ? Mais, dans les échanges humains, comme au jeu de tennis, il arrive que l’on ne puisse rendre…

1. Psychologie de la colonisation. L’histoire d’une œuvre

En 1950, paraît aux éditions du Seuil dans la collection « Esprit : Frontière ouverte » un ouvrage promis à un avenir étrange d’un auteur lui-même inclassable : La psychologie de la colonisation, d’Octave Mannoni. L’ouvrage reprend et développe un ensemble d’articles parus en 1947-1948 dans la revue Psyché2, mais aussi dans la Revue de psychologie des peuples, dans Chemin du monde et dans Esprit3. Son auteur, qui avait fait une carrière de professeur de lettres et de philosophie à La Martinique, la Réunion et surtout Madagascar, où il était resté dix-huit ans, était en train d’entamer, en métropole, une nouvelle carrière, celle de psychanalyste dans l’orbite de Jacques Lacan. En désaccord avec la politique coloniale du gouvernement, il avait quitté Madagascar à la suite de la révolte de 1947. Il fréquentait en France les milieux anticoloniaux, comme le prouve sa collaboration à Esprit et aux Temps modernes.

À l’évidence, cet ouvrage est écrit dans la visée d’une critique sans appel du colonialisme. Pourtant, pour des raisons que j’expliciterai plus loin, il est très mal reçu par une partie du milieu anti colonialiste. Mannoni est éreinté par A. Césaire dans son Discours sur le colonialisme en 19504 et c’est pour lui répondre que Franz Fanon publie Peau noire, masques blancs, dont le titre semble lui avoir été fourni par Mannoni lui-même, dont il était proche5. L’ouvrage de Mannoni irrite, mais interpelle. Il inspire ainsi notamment en profondeur G. Balandier, même si celui-ci en fait une critique très dure dans le compte rendu qu’il en donne dans les Cahiers internationaux de sociologie6. Cette mauvaise réception de l’ouvrage par ses propres amis, politiques et personnels, conduit Mannoni, qui entame alors sa carrière de psychanalyste, à se détourner du sujet. Le rebond vient de l’étranger. L’ouvrage est traduit en anglais en 1956 par Pamela Powesland et publié sous le titre Prospero and Caliban. The Psychology of Colonization chez Methuen à Londres avec une préface de Philipp Mason et une note originale de l’auteur7. Ce nouveau titre fait référence aux personnages de La Tempête de Shakespeare dont s’inspirait Mannoni pour penser les rapports coloniaux8. Sous ce même titre, l’ouvrage est réédité en 1964 à New York par Praeger avec une nouvelle note de Mannoni, puis réimprimé en 1966 et 19689. Son édition est ensuite reprise en 1990 par les presses de l’Université du Michigan, avec une nouvelle introduction de M. Bloch, puis réimprimée en 1991 et 1993. Comme on le voit, l’ouvrage est devenu un classique dans la bibliographie anglo-saxonne d’anthropologie sociale.

En France, en revanche, l’ouvrage de Mannoni n’est réédité qu’en 1984 aux Éditions universitaires avec un avant-propos de Charles Baladier, la traduction de la préface de l’édition anglaise de Philip Mason, ainsi que les notes de pour cette édition anglaise. Pour cette seconde édition française, Mannoni reprend le titre de l’édition anglaise : Prospero et Caliban. Psychologie de la colonisation. L’ouvrage est enfin réédité treize ans plus tard, en 1997, soit huit ans après la mort d’Octave Mannoni, par les soins de son épouse Maud, dans la collection qu’elle dirigeait chez Denoël. Mais son titre est encore changé et devient : Le racisme revisité. Madagascar, 1947. Cette nouvelle et dernière édition comprend tout le dossier présent en 1984 ainsi qu’une nouvelle présentation de Jean-François de Sauverzac et en annexe deux textes de Mannoni : « The decolonisation of myself », paru dans la revue Race en français et en anglais en 196610 et « Terrains de mission » paru dans Les Temps modernes en 197111.

Par elle-même, cette histoire bibliographique intrigue. Il n’est pas banal qu’un ouvrage soit publié à trois reprises en cinquante ans d’intervalle mais sous trois titres différents, ni qu’un auteur français soit plus connu dans le monde anglo-saxon qu’en France12. Ce qui est plus étrange encore, c’est que, plusieurs décennies après la décolonisation, l’ouvrage de Mannoni puisse encore exciter les passions.

En 1981, Antoine Bouillon publie une vaste synthèse critique de la psychologie coloniale appliquée au cas de Madagascar, dans laquelle il consacre un chapitre entier à la réfutation de la théorie de Mannoni13. Mieux encore, la préface fournie par M. Bloch à la réédition américaine de Prospero and Caliban en 1990 est également une charge violente contre le texte, au point que l’on se demande pourquoi il était utile de le rééditer. Ce texte de Bloch, traduit en français par Gérard Lenclud, est publié dans la revue Terrain en Document 1997(14), l’année même de la réédition française de l’ouvrage de Mannoni, ce qui ne saurait être un hasard et semble bien destiné à mettre en garde le lecteur français contre un texte « dangereux », selon le mot de Fanon. La critique de Bloch est reprise par Didier Fassin en 1999 dans un article dirigé contre l’ethnopsychiatrie de Tobie Nathan, à laquelle il est pourtant difficile d’assimiler la pensée de Mannoni15.

La destinée curieuse de cet ouvrage ne peut être comprise sans que soit éclairée la personnalité complexe de son auteur et le contexte de sa publication : celui de la révolte malgache de 1947 et, plus généralement, du début des guerres coloniales. Mais l’on ne saurait comprendre pourquoi l’ouvrage peut encore aujourd’hui susciter tant d’acrimonie si on ne va au fond de son discours. Ce qui fait sa force n’est en effet pas dissociable de ce qui en constitue l’aspect dérangeant. Dans la deuxième partie de cette étude, je retracerai l’histoire intellectuelle d’Octave Mannoni pour comprendre la genèse de cet ouvrage. Dans la troisième partie, je reviendrai sur les critiques qui ont été adressées à son ouvrage, et, par une critique de ces critiques, je tenterai de mettre en évidence ce qui me paraît constituer son apport anthropologique fondamental.

Lire la suite, télécharger le document => Article disponible en ligne à l’adresse: http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2011-1-page-137.htm

1. Je tiens à remercier Jean Fremigacci, qui a bien voulu me transmettre une petite part de sa connaissance inépuisable de l’histoire malgache contemporaine, et Julien Mannoni, petit-fils d’Octave et dépositaire des archives familiales le concernant, qui les a généreusement mises à disposition et qui m’a consacré son temps sans limites.

2. L’ensemble des articles de Mannoni dans Psyché a paru en 1947-1948 sous le titre général : « Ébauche d’une psychologie coloniale ». On trouve deux soustitres : « Le complexe de dépendance et la structure de la personnalité », n° 12, 1947, p. 1220-1242 ; n° 13-14, 1947, p. 1453-1479 ; n° 15, 1947, p. 93 et sqq. ; n° 21-22, 1948, p. 941-945 ; n° 23-24, 1948, p. 1160-1163 ; et « Le complexe de Prospero », n° 25, 1948, p. 1275-1295.

3. O. Mannoni, « La personnalité malgache. Ébauche d’une analyse des structures », Revue de psychologie des peuples, n° 3, juillet 1948, p. 263-281 ; « Colonisation et psychanalyse », Chemin du monde V : « Fin de l’ère coloniale ? », Éditions de Clermont, Paris, 1948 ; « Psychologie de la révolte malgache », Esprit, avril 1950, p. 581-595.

4. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1950-1955), Présence Africaine, Paris, 2004. En fait, il est probable que Césaire n’a pas lu la Psychologie de la colonisation. Il ne fait pas référence à l’ouvrage et les passages de Mannoni qu’il cite sont en fait repris à deux articles antérieurs de cet auteur : celui de Chemins du monde (voir infra sur cette publication), où il publie lui-même un article : « L’impossible contact » (p. 105-111), qui constitue la première version de son Discours sur le colonialisme et celui d’Esprit. Ce point, qui n’a en général pas été noté par les commentateurs, à l’exception de Christopher Lane (« Psychoanalysis and Colonialism Redux : Why Mannoni’s, “Prospero Complex” Still Haunt Us », Journal of modern Literature, vol. 25, n° 3-4, 2002, p. 127-149, p. 139) n’est pas sans importance.

5. F. Fanon, Peau noire, masques blancs (1952), Seuil, « Points », Paris, 1952. L’influence de Mannoni sur Fanon est étudiée en détail par Jock McCulloch, Black Soul White Artifact. Fanon’s Clinical Psychology and social Theory, Cambridge University Press, Londres et New York, 1983 ; voir l’appendice I : « Fanon and Mannoni de 1956 et 1964 Manonni : conflicting psychologies of Colonialism ». Je reviendrai sur le fond du débat dans le paragraphe 3.

6. G. Balandier in Cahiers internationaux de sociologie, vol. IX, 1950, p. 183-186.

7. L’édition anglaise de l’ouvrage de Mannoni fait l’objet d’une réception académique assez importante, qui contraste avec la réception essentiellement politique de l’édition française. Nous avons repéré les comptes rendus suivant : Kenneth Kirkwood, in American Sociological Review, vol. 22, n° 2, avril 1957, p. 255-257 ; Raglan in Man, vol. 57 (avril 1957), p. 58-59 ; B.E.W., in Africa ; Journal of the International African Institute, vol. 27, n° 3 (juillet 1957), p. 304 ; George Bennet in International Affairs, vol. 33, n° 3 (juillet 1957), p. 357 ; Bert F. Hoselitz in American Anthropologist, vol. 59, n° 5, octobre 1957, p. 939. L’édition française originale avait déjà fait l’objet de deux comptes rendus dans la presse académique anglo-saxonne : Kenneth Robinson in International Affairs, janvier 1951, p. 62 et (en français) Hubert Deschamps in Africa ; Journal of the International African Institute, vol. 21, n° 1 (janvier 1951), p. 74-75.

8. En fait, Mannoni envisageait déjà en 1947 d’intituler l’édition française de son ouvrage Prospero. Voir infra.

9. J’ai trouvé un compte rendu de cette réédition : Walter Markov in The Journal of Modern African Studies, vol. 3, n° 4 (décembre 1965), p. 623-624.

10. « The decolonisation of myself » est repris par Mannoni dans Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Seuil, Paris, 1969, p. 290-300.

11. O. Mannoni, « Terrain de mission ? », Les Temps modernes, n° 299-300, juin-juillet 1971, p. 251-253.

12. Précisons : c’est comme anthropologue, et non comme psychanalyste, que Mannoni est plus connu dans le monde anglo-saxon qu’en France.

13. Antoine Bouillon, Madagascar. Le colonisé et son âme. Essai sur le discours psychologique colonial, L’Harmattan, Paris, 1982. Je ne m’arrêterai pas sur ce texte, issu d’une thèse préparée avec Roland Barthes. Armé d’une bibliographie considérable sur Madagascar et d’instruments théoriques issus de la sémiotique, Bouillon développe une analyse contournée mais finalement assez plate d’un éternel retour du même dans le discours colonial et post-colonial qui ne permet pas de saisir la particularité de l’ouvrage de Mannoni, assimilé, à tort, à la tradition de psychologie coloniale. Voir aussi d’A. Bouillon, « La psychologie des peuples. Croyance et prédication », La Pensée, n° 177, octobre 1974, p. 77-96.