Nous avons besoin de l’Afrique comme «instance d’une plus grande inspiration»

— Par Serge Letchimy —

Discours prononcé à Dakar lors de la commémoration du centenaire de la naissance d’Aimé Césaire

LE SIGNE DE L’AMITIÉ

Nous voici aujourd’hui en terre africaine, au Sénégal, pour honorer le centenaire de la naissance de celui qui fut, sans aucun doute, le plus africain des Antillais, et, très certainement, si vous me le permettez, le plus Sénégalais de tous les Antillais.

Le rapport de Césaire à l’Afrique relève du sentiment le plus complexe qui soit. Dans l’avion qui me menait vers Dakar, me revenaient à l’esprit ces fulgurances qu’il avait sans cesse, tout au long de son œuvre, consacrées au continent premier. Je me souviens de cette interview de 1977, dans laquelle il expliquait ceci :

« … Ah l’Afrique !… C’est un des éléments qui m’a singularisé parmi les Antillais. J’ai été le premier à leur parler de l’Afrique. Non pas que je la connaisse tellement bien, mais j’ai toujours l’habitude de dire que l’Afrique fait partie de ma géographie cordiale. Je dois beaucoup à l’Afrique. C’est elle qui m’a permis de me connaître moi-même. Je ne me suis compris que lorsque j’ai fait un détour par l’Afrique. On ne peut comprendre les Antilles sans l’Afrique et c’est pourquoi il est absolument vain d’opposer l’antillanité à la Négritude parce que sans la Négritude, il n’y a pas d’antillanité… »

Et dans le poème dédié à Alioune Diop, et qui s’intitule Ethiopie, Césaire formulait cette salutation :

« … au nom du baobab et du palmier

de mon cœur Sénégal et de mon cœur d’îles

je saluai avec pureté l’eucalyptus

du fin fond scrupuleux de mon cœur végétal … ».

Mon cœur Sénégal. Mon cœur d’îles. Mon cœur végétal.

Je crois que ces images devraient nous permettre d’explorer le lien affectif, poétique et surtout conceptuel, qu’il avait su établir entre notre pays, la Martinique, et l’immense continent africain.

L’AMITIÉ – Il y a d’abord ce lien intangible qui s’était établi entre Senghor et lui. Toute sa vie, il demeura fidèle au sentiment d’amitié, voire de fraternité, qui les unissait. Quand il y eut de vives polémiques à propos de la Négritude et des positionnements théoriques de Senghor sur l’émotion et la Raison, jamais Césaire ne prit le contrepied de son ami, ni ne manifesta une mise à distance. Il est établi que dans la grisaille parisienne, il n’avait pas seulement rencontré un Sénégalais qui allait devenir son ami le plus cher. Il avait pour ainsi dire rencontré une source, un combat, un destin, presque le magma de sa poésie et de sa vie elle-même. Souvenons-nous de cette magnifique déclaration de fidélité à celui qu’il nommait « le diseur d’essentiel » :

« … ma solitude aura beau se lever d’entre les vieilles malédictions et prendre pied aux plages de la mémoire

parmi les bancs de sables qui surnagent et la divagation déchiquetées des îles

je n’aurai garde d’oublier la parole du dyali… »

La DOULEUR – Après l’amitié, il y a la douleur. On se souvient de ce passage célèbre où il évoque la grappe coloniale contre l’Afrique :

« …ta tiare solaire à coups de crosse enfoncée jusqu’au cou

ils l’ont transformée en carcan : ta voyance

ils l’ont crevée aux yeux ; prostitué ta face pudique ;

emmuselé, hurlant qu’elle était gutturale,

ta voix, qui parlait dans le silence des ombres. »

En voyant les côtes du Sénégal, j’ai imaginé, à mon tour, ce que Césaire a si souvent imaginé lors de ses angoisses nocturnes. L’arrachement à la rive originelle, l’arrachement à la source-mère. Un des moments les plus terribles de la traversée des bateaux négriers, était celui où ils quittaient la côte et commençaient à franchir la barrière de corail. La haute mer saisissait alors ces navires effrayants. Les chroniqueurs nous disent que les cargaisons entassées dans les cales, étaient soulevées du désespoir le plus profond. Des cris, des larmes, parfois même des suicides, remplissaient chaque seconde de cet instant terrible.

L’arrachement à l’Afrique inaugurait ce que les Noirs américains appellent encore l’immense voyage. Cet arrachement est quelque chose que Césaire a toujours porté en lui, et qui se retrouve dans beaucoup de ses poèmes. C’est ce qu’il évoque dans ses interventions, quand il parle de l’angoisse antillaise. Une angoisse antillaise qui ne provenait pas seulement de notre ambiguïté identitaire née des diversités de notre apparition au monde. Mais une angoisse constituée par la présence, dans nos chairs, dans nos mémoires profondes, dans les fondements de notre vie quotidienne, de l’Afrique perdue ; l’Afrique qui n’arrêtait pas de se lever et de vibrer en lui comme elle n’arrête toujours pas de se lever et de vibrer en nous.

Cette rupture originelle avec l’Afrique a été le creusement d’un abîme. Un abîme d’où montait un ensemble de grands cris et de chants que Césaire, bien avant tous les autres, entendit très clairement. Il fut sans doute le premier à décrire ce que Glissant allait plus tard considérer comme le lieu fondateur de nos espaces américains, à savoir : la cale du bateau négrier. Les descriptions que fait Césaire de la cale, pour brèves qu’elles soient, nous donnent le sentiment d’avoir été ramenées d’une expérience profonde. D’une expérience vécue. D’un cirque infernal de tourments qui devaient coloniser ses nuits et ses éveils. De cette douleur, de ce mal à l’Afrique, Césaire allait faire ce que font les poètes : mobiliser les arts, produire de la beauté.

LA SOURCE D’HUMANITE – Rappelons-nous ce vers célèbre : « … ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont pas de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir… ». Ici, Césaire ne signale pas seulement, comme on l’a souvent dit, un simple humanisme compassionnel qui le mettrait au côté de tous les opprimés. Il exprime là une clairvoyance essentielle qui constitue encore aujourd’hui une leçon pour nous tous.

De sa douleur africaine, Césaire a ramené l’exigence de chercher l’humanisme dans ce qui se retrouve de plus invalidé, de plus parfaitement saccagé. Pour lui, ce qui fait l’homme, son irréductible humanité, ne devient plus précieuse, que là où l’homme lui-même est avili ou menacé. Il nous dit que tout déni d’humanité nous offre l’opportunité d’un plus d’humanité, d’un mieux-humain plus essentiel et plus solide.

C’est pourquoi il lui fut possible d’échapper à l’aliénation antillaise de l’époque, et qu’il put se tourner vers ce qui était largement déprécié : l’Afrique, la race noire, le rapport très humble et sensible au vivant… Ainsi se constitue cette équation complexe qui allait faire de lui un poète profondément africain, qui soit dans le même temps, avec la même puissance, un poète profondément antillais.

La poésie de Césaire est inscrite dans l’écosystème de la Martinique. J’ai eu la chance de souvent me promener en sa compagnie dans les plus beaux paysages martiniquais, et j’ai pu constater à quel point il était viscéralement attaché à cette profusion végétale, qui lui rappelait sans doute les végétations africaines. Je sais combien il était sensible aux plantes, aux arbres, aux fleurs qu’il connaissait parfaitement, et comment il décrivait sa propre personne, son propre personne, son propre esprit, comme essentiellement volcaniques, c’est-à-dire : consubstantiels à cet archipel de petits volcans qui au fil des siècles allait former la Martinique.

Pas un mot, pas un vers de Césaire qui ne soit indéfectiblement lié à la terre martiniquaise et aux terres africaines. Pas une de ses fulgurances ou de ses visions qui ne soit accrochée de manière très concrète à une expérience martiniquaise et à une perception de l’espace africain. Nous avons-là, un fils de cette histoire martiniquaise qu’il assumait, non seulement de manière humaine (c’est-à-dire identitaire, raciale, historique et politique) ; mais aussi de manière végétale et minérale, donc pour tout dire : d’une manière totale.

L’AFRIQUE TOTALE – Et donc cette accroche laminaire que rien n’aura su démanteler, se faisait par une intériorisation tutélaire de l’Afrique. Pas une Afrique des cartographies et des frontières. Pas non plus une Afrique fantasmée qui servirait de décor à une démarche superficielle. Véritablement, une Afrique vécue du plus profond, assumée du plus profond, imaginée et poétisée dans toutes les phases de son histoire, et résolument projetée dans la réalité du monde d’aujourd’hui et dans le futur de notre petite planète. Il voyait l’Afrique, multiple et une, un peu à part mais à portée du siècle, comme un cœur de réserve. Pour lui, l’avenir de notre planète, de son économie, le devenir de toute l’espèce humaine, ses chances d’évolution vers plus d’humanité, allait tôt ou tard s’orienter en direction du trésor africain. Un trésor originel, berceau de l’humanité, et qui, de par la puissance des origines, est aussi celui du futur le plus solide et le plus essentiel. Cette assomption de l’Afrique mêlée au pays Martinique, ouvrait en Césaire une poétique complexe, flamboyante, impatiente, ouverte sur la totalité du monde.

Le MONDE – Une posture que l’on allait retrouver chez son cadet Edouard Glissant. D’être profondément martiniquaise et profondément africaine, la poésie de Césaire se faisait poésie du monde. Il disait qu’il y avait deux manières de se perdre : par enfermement dans le particulier ou par dilution dans l’universel. Son universel à lui, son amplitude mondiale, cette préoccupation qui concernait toutes les humanités, était riche de tous les particuliers. Plutôt que de se diluer, elle se concentrait dans toutes les diversités espérées, assumées, proclamées, défendues. Cette contradiction apparente se résolvait d’une manière magique, pour ne pas dire poétique.

Quelle était cette poétique ?

Césaire s’était situé dans les forces médiatrices.

Toutes ces forces médiatrices (issues des puissances négatives ou positives des plantes, de la faune, de l’espace, des entrailles de la terre, des forces telluriques, du vent, du soleil, …) capables de rassembler ce qui se trouvait éloigné, d’associer ce qui se voyait dissocié, de chercher les vérités et les justices dans ce qui semblait de nature purement antagoniste, pour rechercher sans cesse le renouveau. En définitive, pour permettre à tout un chacun de s’inscrire dans un tout salvateur. Permettre aux peuples victimes de toutes humiliations de l’histoire, de s’inscrire avec leur passé et leur avenir dans l’histoire universelle. Quand on lit la poésie de Césaire on retrouve ces puissances médiatrices qui lui permettait de se faire fleuve, de se faire arbre, de se faire africain, caribéen, américain. Et aussi d’être au plus près de tout ce qui se trouvait dans les ombres, humilié, fracassé, ou parfois simplement oublié. Cela le mettait en relation sensible à cet invisible du monde qu’il nous est très difficile de voir et qui pourtant conserve les chances de notre devenir. C’est pourquoi il a pu s’écrier :

« lie ma noire vibration au nombril même du monde

lie, lie-moi, fraternité âpre… »

Ou encore, dans le poème Les Pur-sang, des Armes miraculeuses : Le monde de défait. Mais je suis le monde !

C’est cette grande leçon d’humanité que nous aura donnée Césaire : un humanisme d’humilité. Mais aussi un humanisme de pleine assomption, capable de renverser les perspectives les plus sombres, un humanisme qui s’inscrit dans une politique de la reconnaissance, la reconnaissance de la différence. Un humanisme qui demeure lié à toutes les forces de la nature, mais aussi à toutes les forces du vivant. Un humanisme qui se positionne toujours là où l’étincelle humaine est la plus menacée, et donc la plus précieuse, et qui de ce fait même catalyse la plus grande charge d’espoir.

Nous avons besoin de relever le défi du monde qui vient. Nous avons l’obligation d’une autre économie, d’un autre rapport au vivant, d’une autre conception des rapports entre ce que les humanités ont produit de plus précieux.

Celles de l’Afrique, toujours et encore au rendez-vous de l’histoire.

Celles de la Martinique qui, par son histoire et fort de son identité relégitimée, inaugure dans la rupture, une acceptation nouvelle du progrès et de la liberté.

Celles, de l’Europe, d’une France ouverte, poreuse à toute la richesse de sa diversité, ouvrant au multiculturalisme des perspectives nouvelles de reconnaissance.

Oui, Nous sommes à l’aube d’une nouvelle fondation dans le monde, et dans cette fonction nous avons besoin de cette source qui a nourri Césaire. Cette source qui a constitué la base de sa vigueur poétique, et de son magistral amour des humanités. Et donc, aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de vous, besoin de l’Afrique, de toute l’Afrique réconciliée, pas seulement comme origine, ni comme compagne d’un devenir, mais véritablement comme l’instance d’une plus grande inspiration.

Dans son poème dédié à Wifredo Lam et qui s’intitule A l’Afrique, Césaire concluait ainsi :

« … A l’heure où le soleil se couche

le crépuscule

sous ma paupière

clapote vert jaune et tiède d’iguanes inassouvis

mais la belle autruche courrière qui subitement naît des formes de

la femme

me fait de l’avenir les signes de l’amitié … »

Oui

Toutes les forces de l’avenir,

Toutes les instances de l’amitié inscrites dans le respect et dans la dignité humaine

Oui

Toutes les civilisations, sans aucune exclusive, sans hiérarchie, qui comme des saisissements poétiques, nous invitent à un autre ordre, celui de la créativité, de l’initiative, du progrès inaugurant un autre monde possible.

Serge Letchimy