Ninet’InfernO : un chant d’amour et de désespoir

sonnets_shakespeare

— Par Marina Da Silva —

Roland Auzet adapte les Sonnets de Shakespeare pour Pascal Greggory et Mathurin Bolze. 
Un poème sur mesure d’une beauté à couper le souffle.

Le rideau se lève sur une forêt de chaises où sont assises des silhouettes humaines. Elles vont s’éclipser à cour et à jardin, rejoindre la tapisserie d’instruments composée par l’Orchestre symphonique de Barcelone et national de Catalogne (OBC). Ils restent à deux. Lui est un homme d’âge mûr, à la beauté solaire, Pascal Greggory, acteur révélé d’abord au cinéma par Rohmer puis par Chéreau. Il a commencé à jeter les chaises et jette aussi les mots de sa rage et de son amour blessé, trahi. Face à lui, Mathurin Bolze déploie sa jeunesse étincelante et insolente. Le premier est aimanté par le second, qui ne le regarde plus, suit sa trajectoire d’astre fasciné par son destin. L’un est à bout de souffle, laisse couler son chant d’amour comme une lave de volcan. L’autre est muet, mais tout son corps vibre d’un prodigieux langage qui éblouit. Ninet’InfernO s’inspire des Sonnets de Shakespeare (154 poèmes publiés en 1599), que Roland Auzet, compositeur et dramaturge, a sélectionnés. On pense à Jean Genet dévoré de passion pour l’acrobate et funambule Abdallah : « Le fil était mort – ou si tu veux muet, aveugle – te voici : il va vivre et parler. » Et l’on retrouve ici cette même fascination pour l’être aimé et pour son art à qui il appartient totalement et laisse l’amant sur le bas-côté. On ne quitte plus des yeux Mathurin Bolze, qui évolue sur sa structure à nulle autre pareille, sorte de nef volante, descendue des cieux tel un vaisseau fantôme. Il ne jette pas un regard à cet homme blessé. Il le rend fou. Qui aura le dernier mot ? Celui qui adresse son chant lyrique et érotique à son cadet qui l’ignore ? Celui qui danse avec le danger, aveugle et sourd à la détresse de cet aîné ? Les vers du poète, emplis de violence et de sensualité, dits autant qu’incarnés, sont d’une beauté fulgurante. Ils interrogent la fatalité cruelle du vieillissement qui exclut les êtres d’une société qui ne vénère que la jeunesse. Pourtant, à ce combat de mots contre des gestes, il n’est pas sûr qu’il puisse y avoir un vainqueur et un vaincu. En tout cas pas dans le cœur des spectateurs troublé en profondeur par cette magnifique partition contemporaine où deux acteurs d’exception peuvent déployer toute leur force de vie et de jeu.

C’était au festival grec de Barcelone, au Teatre Lliure, le 25 juillet.
En tournée à partir de 2016 avec le Théâtre de l’Archipel, scène nationale de Perpignan.

Photo de Christophe RAYNAUD DE LAGE

Repris de L’Humanité