Mon week-end caribéen

— par Janine Bailly —

Les îles ne sont pas ce qu’on pourrait être tenté de croire en regardant déferler aux débarcadères les touristes que vomissent par milliers les ventres de gigantesques paquebots. S’il est vrai qu’il y a comme le dit la chanson, « le ciel, le soleil et la mer », que la luxuriance de la nature, la beauté des plages et des jardins tropicaux, la chaleur du rhum sur les habitations ont des attraits incontestables, il est loisible à chacun de trouver à la Martinique d’autres occupations conformes à d’autres goûts. Ce week-end, outre qu’il était celui de « La nuit européenne des Musées », s’est montré si riche en propositions singulières qu’il fallut bien faire un choix.

« Manmzèl Julie » :

Vendredi soir, au Centre culturel de Basse-Gondeau, séance de rattrapage pour ceux qui n’avaient pu voir « Manmzèl Julie » en juin dernier. La pièce est une « variation caribéenne » à partir de l’œuvre de Strindberg, variation imaginée par Jean-Durosier Desrivières et mise en scène par Hervé Deluge, qui y tient aussi le rôle de Monsieur Jean. Trois personnages dans le huis-clos nocturne d’une cuisine, sur l’habitation du « Vénérable », Monsieur Auguste, qu’on ne verra pas mais qui est là, présence en creux qui conditionne, qu’ils en soient ou non conscients, les comportements de Jean son majordome, de Kristin sa cuisinière, et de celle qui croyant être la maîtresse du jeu se piègera à ses propres filets, sa fille Manmzèl Julie. Car le jeu est multiple, qui se décline d’abord sous forme de badinage sensuel pour prendre bientôt un tour plus tragique, en cette nuit païenne de la Saint-Jean propice aux amours mais qui en réalité, nous l’apprendrons au matin, est la fête de Jean le Baptiste, celui dont la danseuse Salomé demanda à Hérode la tête, et la tête fut après décollation présentée sur un plateau ! Entre attrait et répulsion, domination et soumission, admiration et mépris, la maîtresse et le domestique, le noir et la métisse se cherchent, s’approchent ou se repoussent, sans considération pour Kristin, la fiancée de Jean, la gardienne des traditions, de la foi religieuse, des superstitions, et d’une langue créole aux accents criants d’authenticité. Au-delà de la joute amoureuse, la pièce propose un affrontement de sexes et de classes, rejoué par deux âmes fortes en apparence, et qui pourtant s’égarent, lui se complaisant dans le projet petit-bourgeois d’une vie commune, où il se ferait auprès d’elle patron de l’industrie hôtelière ; elle parce que plus fragile se réfugiant dans la folie le crime et le suicide comme ultime issue à ses déchirements intimes. Cette petite scène improvisée, où le public est de plain-pied avec les acteurs, permet de saisir dans une proximité émouvante la moindre des variations inscrite sur chacun des trois visages. Symboliquement, les éléments du décor, la table et les bancs, figurent l’ascension et la chute, les comédiens jouant sur ces différents niveaux comme en écho aux rêves qu’ils se sont confiés : elle s’est vue incapable de descendre d’un mât au sommet duquel elle se trouvait, lui n’a pas réussi à monter à la cime du fromager, pour y voir les nids d’oiseaux et le soleil, mais  il a bon espoir d’y parvenir un jour… Une réécriture subtile, imprégnée de culture martiniquaise tout en étant respectueuse des grands traits de l’intrigue initiale, une mise en scène sensible et intelligente, des comédiens beaux et investis ont fait de ce spectacle un pur moment de bonheur !

« Pour deux francs… » :

Retour à Fort-de-France le samedi soir, où Elie Pennont présente le travail de l’Atelier théâtre du Sermac, huit femmes en foule et quatre hommes  sur la scène miniature du centre Camille Darsières, pour évoquer mi-créole mi-français, les événements tragiques de février 1900, qui eurent lieu avant ceux, plus présents dans les mémoires, de février 1974. Une pièce écrite par Francine Narèce. Un spectacle haut en couleurs, couleurs des vêtements, couleurs des voix, révoltées pour les femmes, méprisantes pour les maîtres, tonnante et vindicative pour le maire qui voudrait que cesse la grève paralysant usines et coupe de la canne, que s’arrête l’émeute avant le bain de sang puisque déjà la milice est en marche ! Couleurs des chansons traditionnelles aussi, parfois dites en rondes, et qu’autour de nous certains murmurent en douce. Une belle idée que de mettre en mots, en scène et en jeu cette page tragique de l’histoire de l’île à l’époque de la colonisation, une émotion sincère dans la salle comble quand sont lus les noms des dix ouvriers de la canne, tués par balles, victimes au François d’une sauvage répression ! Les deux francs du titre « Pour deux francs…ou le massacre des ouvriers de la canne au François » ne sont autres que ceux de l’augmentation demandée, et refusée, sans négociation aucune, à l’origine du drame !

« Transhumance amérindienne, de l’Alaska à La Martinique » :

Energy Is The Source

Puis sur la Savane, dans la nuit douce le Musée d’Archéologie précolombienne et de Préhistoire de la Martinique nous ouvre grand ses portes sur une exposition temporaire originale, Transhumance amérindienne, de l’Alaska à La Martinique, qui nous parle de nos origines. L’artiste, Olivier Fonteau, est présent  pour dire ses toiles, où la matière écrit déjà toute une histoire : à l’huile et l’acrylique, à l’encre et l’encre de Chine se mêlent les sables volcaniques, de la Martinique et de la péninsule de Kenai en Alaska. Des surfaces colorées au premier plan des toiles, souvent tourmentées, derrière lesquelles l’œil attentif décèle vite des formes, des figures symboliques : volcan, oiseau Quetzal, Serpent à Plumes, ou encore la Femme, Le Roi, ou le Shaman. Une grande figuration bleue aussi, qui retient l’attention, car si elle évoque les eaux des Océans, elle est marquée au sceau des mains en empreintes, ainsi qu’on peut le voir sur les peintures rupestres des cavernes. Une exposition importante, ainsi que le dit Sébastien Perrot-Minnot, consul honoraire du Guatemala à Fort-de-france : «  Les prodigieuses aventures humaines de l’Amérique native sont au cœur de l’œuvre de Olivier Fonteau, dans laquelle la transhumance amérindienne est liée à la transhumance du Verbe, mentionnée par le poète René Char ».

 

Maison d’Aimé Césaire » : 

Dimanche matin, au saut du lit, c’est la Maison d’Aimé Césaire à Redoute qui accueille de très nombreux visiteurs, venus pour la découverte de ce lieu particulier, et guidés par Monsieur Lapoussinière, homme de grande culture qui sait avec simplicité partager son savoir, sa connaissance du poète et de l’homme, son amour en un mot pour « l’ami » Césaire et son œuvre. Une petite fille lit, à voix haute et de bonne grâce un extrait de Moi, laminaire écrit sur la façade blanche, laminaire algue attachée solidement à son rocher et qu’aucune vague ne saurait arracher, image de Césaire ancré à jamais dans la terre de son île. Aux murs du modeste bureau attenant à la chambre conjugale, des photos, des souvenirs, des lettres, les amis proches, la rencontre à Paris à l’initiative de François Mitterrand, avec Nelson Mandela enfin libéré, et des toiles ou dessins symboliques : il y a, rappelle notre mentor, deux mythes emblématiques de la pensée césairienne, du poète et de l’homme politique. Les animaux à groin ou à bec, parce qu’ils portent les épées qui chasseront le colonisateur. Le fromager, arbre séculaire échappé à l’éruption volcanique et qui par ses racines est profondément lié au sol natal, mais par sa frondaison large déployée est ouvert aussi au reste du monde. Un léger regret pourtant, que la présence discrète et dévouée de Suzanne, trop longtemps oubliée et qui aujourd’hui sort peu à peu de l’ombre, soit ici assez peu attestée !

« Cœurs en Chœur » :

Et quoi de mieux, pour clore en beauté ce week-end caribéen riche et varié, qu’un concert classique sous les voûtes du Sacré Cœur de Balata, sous la direction artistique de Pascal Siankowski, lui-même éminent guitariste : instruments et voix, en solo ou en chorale, nous mènent dans un voyage musical de Caccini à Verdi en passant par Vivaldi, Haendel, Mozart ou Schubert. Le soir venu on s’endormira comme dans un rêve, dans l’oreille l’écho de voix sublimes, dans la tête des souvenirs, dans le cœur des émotions, et le bonheur de toutes ces choses un week-end de mai généreusement offertes, et partagées !  

Fort-de-France, le 20 mai 2019

Photos Paul Chéneau