Mon dimanche aux RCM : richesse et variété

— par Janine Bailly —

Temps gris et pluvieux, le ciel lui-même nous incite à délaisser la plage  dominicale pour trouver refuge aux RCM. Ne pas tout voir sans doute, à trop accumuler d’images on risquerait de ne plus les apprécier : il faut bien se résigner à sa propre sélection, et faire comme chaque année sa moisson singulière de films ! 

« UNTI, les origines » :

Un documentaire d’abord, dans le cadre de l’action « Ciné O » qui l’an passé nous avait offert « La vie des arbres ». Venu de Guyane, réalisé de façon très personnelle par Christophe Yanumawa Pierre, lui-même appartenant au peuple Kali’na, le 56 minutes « UNTI, les origines », écrit dans la langue vernaculaire et sous-titré en français, prouve qu’on peut faire du documentaire bien autre chose qu’un simple film informatif. Entre réflexion et poésie, le réalisateur autodidacte fait appel à notre intelligence autant qu’à notre sensibilité, dans le souci de se dire, de dire les siens et de nous alerter sur les dysfonctionnements tragiques de cette partie du monde. Le film est un lent voyage, où l’on sait prendre son temps, voyage sur l’eau du fleuve, qui conduit de la plage d’Awala aux mythiques Tumuc-Humac, éloge à la fois du mouvement nécessaire à la survie et de la contemplation qui mène vers son moi intérieur. En longs travellings parallèles nous suivons les berges, pressentant la vie qui au cœur de la végétation se cache et grouille et parfois se dévoile à l’oeil s’il sait se montrer attentif. Mais si aux yeux des aventuriers de tout poil ces lieux sont terre de rêves et de fantasmes, pour Yanumawa et ceux qui l’accompagnent, ils recèlent un mont dont le nom est « celui qui reflète », et s’y rendre est retrouver ses racines enfouies, niées par l’homme blanc qui un jour venu d’au-delà des océans est descendu de son bateau pour voler la terre des ancêtres. Aller vers lui, c’est aussi retrouver, sauvegarder et transmettre les traditions, celles liées à la mort et au deuil par exemple… Civilisation détruite, villages en souffrance, suicides des jeunes, le réalisateur présent après la projection nous dira tout cela, lui qui malgré tout garde espoir, et lutte aujourd’hui contre le projet de « la montagne d’or » ! Garder espoir, ainsi que dans le film nous allons vers cette lumière des images qui déchire le voile brumeux épandu longtemps sur le monde, la forêt et ses eaux !

« De chaque instant » :

De Nicolas Philibert, nous savons l’engagement à dire par sa caméra le monde, dans ses différences, ses richesses et ses failles. Nul n’a oublié « Être ou avoir », ni « Le pays des Sourds ». Dans la même veine, intelligente et délicate, nous suivons ici au plus près la formation de ces garçons et filles qui, venus d’horizons divers, s’engagent avec courage sur la voie épineuse des métiers  infirmiers. Tourné à l’IFPS de Montreuil, le film se structure en trois parties : à l’école, nous assistons aux cours ; à l’hôpital nous partageons l’émotion des premiers gestes responsables quand l’apprenant encore fragile « doit affronter d’autres fragilités que la sienne » ; finalement nous écoutons les récits de stage où chacun cette fois se confie à son référent, disant ses plaisirs et ses difficultés. Moment particulièrement émouvant, acmé de ce film qui passant du collectif à l’individuel fait aller l’émotion crescendo, et où les larmes qui débordent inopinément ne sont pas rares. Moment de respect aussi, Nicolas Philibert laissant, dit-il, des moments qui ne seront pas filmés afin de permettre que demeure l’intimité nécessaire entre étudiant et référent. Une belle leçon d’humanité, où l’on voit combien donner soin à l’autre est généreux et difficile, à une époque où le métier des soins infirmiers, en milieu hospitalier plus spécialement encore, souffre hélas d’insuffisances graves et notoires ! 

« Les Oiseaux de passage » :

Si l’on voulait faire un lien entre les films de la journée, on trouverait dans « Unti » comme dans « Les Oiseaux » la volonté de prendre en compte ces ethnies amérindiennes que dans notre grande arrogance nous avons si longtemps méprisées, opprimées, décimées. Là les Kali’nas de Guyane, ici les Wayuu à la frontière de la Colombie et du Vénézuela.  Le thème de la mort, et du traitement qu’on lui accorde, est par exemple récurrent : là on doit se couper deux fois les cheveux, d’abord le jour du premier deuil, puis le jour proche ou lointain où le vivant décidera qu’il est temps de laisser partir le défunt, de ne plus jamais avoir aucun contact avec lui ; ici, on ouvrira pour le « second lever de deuil » la tombe, et une pure jeune fille aura charge de relever les restes et d’en faire la toilette. La fiction, imaginée par Ciro Guerra et Cristina Gallego, s’appuie en partie sur une recherche ethnographique. Fresque originale en cinq chants, comme les cinq actes d’une tragédie antique, sombre saga par instants hallucinée, le film offre de fascinantes images : danse en envolées rouges dans les tissus qui tournent et ondoient aux reins de la jeune fille nubile à marier — la scène sans doute la plus aboutie du film ; leitmotiv de l’oiseau aux longues pattes silencieuses qui foulent avec majesté les riches tapis aux sols ; étrange château-bunker blanc dressé au centre de nulle part, témoin de la richesse parvenue, et qui a pris la place de la tente traditionnelle initiale ; ruines de ce même tombé sous les coups de la guerre des clans ; ballet monstrueux des véhicules qui pour le détruire l’enivrent de leurs cercles sur la terre ocre…   

Hélas, cette œuvre singulière, qui fantasme la naissance, au sein de la campagne colombienne et dans les familles traditionnelles, des cartels de la drogue, ne réussit pas la fusion entre la réalité d’une escalade guerrière fratricide et le bel imaginaire des rêves qui hantent l’esprit humain ; entre modernité et recherche ethnographique ; entre hier et aujourd’hui, si bien que cohabitent deux faces de cette œuvre étrange, où les traditions et le code de l’honneur que l’on prétendrait appliquer le cèdent vite aux puissances et attraits de l’argent. Où l’analyse socio-culturelle ne semble pas aboutir. Ainsi la figure féminine essentielle, la mère du Clan, impérieuse et dominatrice, qui de sa bouche laisse tomber des sentences définitives, hésite entre la Médée tragique et ce qui serait la « marraine » d’une mafia de la drogue, façon thriller à l’américaine ! Ainsi ne va-t’on jamais au bout des rêves, des augures, des annonces magiques que d’aucuns recueillent en leur âme ! Dommage qu’un film, si puissant et troublant par instants, n’ait pas trouvé vraiment la bonne vitesse de croisière ! Et qu’il se montre si traditionnel dans ce type de récit déjà très éculé, où l’on voit des trafiquants sans scrupules se lancer dans la vente massive de marijuana à des ressortissants américains. Si, outre sa beauté formelle et une certaine originalité cette œuvre, que nous avons la chance de voir en avant-première, a un mérite certain, c’est de montrer combien peu et mal résistent nos valeurs, quelles qu’elles soient, qui que nous soyons et sous n’importe quels cieux, quand entrent en jeu cupidité débridée, désir d’avoir, et volonté exacerbée de puissance !

Fort-de-France, le 25 mars 2019