Mobilité et tourisme durables : un marché comme les autres ?

Un éditorial de Guadeloupe La Première a attiré notre attention en publiant, le 7 mai 2025 dans la catégorie « transition écologique », une annonce fière de l’arrivée de 108 trottinettes et vélos électriques à Saint-Vincent et Grenadines Lien Si cette initiative a été saluée par quelques personnes sur Facebook comme un progrès écologique, nous y voyons plutôt du lobbying dissimulé derrière une façade de progrès.
L’avancée écologique annoncée avec enthousiasme dans l’article nous semble bien loin de la réalité. Nous y voyons plutôt la perpétuation de la même logique et de la même culture du jetable. Le problème ne réside pas dans le caractère électrique de ces engins, mais bien dans leur conception au sein d’un système industriel de consommation et d’obsolescence programmée.
L’importance de la qualité pour les produits de la mobilité individuelle
Nous ne souhaitons en aucun cas remettre en cause la bonne foi des entrepreneurs locaux qui utilisent probablement les seuls appareils disponibles sur le marché local. D’ailleurs, cela soulève une question importante : comment rendre accessible à ces entrepreneurs des technologies véritablement durables et de meilleure qualité ? Comment offrir des alternatives aux produits actuellement disponibles, souvent conçus dans une logique de consommation. Il est intéressant de constater que certains pays développent des solutions électriques bien plus fiables que celles disponibles ici. Mais, il apparaît clairement que cette préoccupation relève plutôt d’une vision politique et engage la responsabilité de nos élus locaux.
Notre bilan martiniquais des trottinettes électriques est sans appel
Nous en avons trouvé plusieurs, parfois en apparence bien conservées : jetées dans les poubelles, abandonnées en bord de route. Et pourtant, pas une seule n’a pu être sauvée. À chaque tentative de réparation, un nouvel obstacle nous a arrêtés : oxydation avancée des composants électroniques, impossibilité de trouver des pièces détachées, batteries hors d’usage dont le remplacement coûte plus cher qu’une trottinette neuve…
Ce constat est simple : il révèle la fragilité structurelle d’un modèle de mobilité qui se prétend moderne et durable, mais qui ne laisse aucune place à la réparation populaire. si la société peine déjà à valoriser la simplicité robuste du vélo, comment pourrait-elle valoriser un objet aussi fermé, opaque et dépendant de chaînes lointaines que la trottinette électrique ?
Ainsi, sous couvert de cette transition écologique porteuse de solutions durables, un marché continue son chemin : celui des engins électriques individuels de basse qualité. À notre avis, ce genre d’articles peine à masquer une réalité que nous sentons être déjà en échec éthique.
Pourtant, rien ne change vraiment, nous laissant peu d’alternatives d’achat, que ce soit pour les entrepreneurs ou pour les particuliers. Trottinettes électriques, citycoco, vélos à batterie, motos… autant de produits souvent présentés comme des solutions durables. Loin de remplacer la voiture, ils s’y ajoutent. Partout, leur généralisation n’a pas entraîné de réduction du parc automobile. Ce n’est pas une révolution des mobilités, mais plutôt une diversification de la consommation, une fragmentation des déplacements qui ne remet pas en cause le modèle dominant de la voiture individuelle.
La réparation est souvent difficile, voire impossible, tant les pièces qui composent ces objets sont spécifiques à un modèle, une marque, une génération. Les batteries au lithium posent un problème supplémentaire : elles sont coûteuses, difficiles à faire venir jusqu’à la Martinique, et souvent leur prix équivaut à celui de la trottinette elle-même. À cela s’ajoute une liste de composants introuvables, inaccessibles. Ainsi, un simple dysfonctionnement suffit à transformer l’objet en déchet irréparable, renforçant la logique du remplacement permanent et de l’achat forcé.
La vraie responsabilité écologique ne peut se construire sans une rupture avec la logique du jetable, source d’une accumulation de déchets et d’une consommation incessante de ressources. Elle n’a pas besoin de gadgets, mais d’une cohérence dans nos modes de vie qui implique l’acceptation de limites à notre désir de possession. On n’allège pas une société en multipliant ses objets. On l’allège en réduisant ses dépendances.
Au-delà de la question de la qualité et de la durabilité des engins électriques individuels, il est important de s’attarder sur le cas spécifique de la trottinette électrique. Plusieurs études indépendantes mettent en lumière un impact environnemental bien plus important que ce que leur image pourrait laisser supposer. Ces analyses soulignent un cycle de vie étonnamment court et une empreinte carbone loin d’être négligeable. À titre d’exemple, une étude parisienne a révélé qu’une trottinette en libre-service émet en moyenne, sur l’ensemble de son cycle de vie, environ 105 grammes d’équivalent CO2 par kilomètre et par passager. Ce chiffre est comparable à celui d’une voiture transportant trois personnes. Plus préoccupant encore, ces études tendent à démontrer que les trottinettes électriques se substituent davantage aux déplacements à pied ou à vélo qu’à l’usage de la voiture, limitant d’autant leur bénéfice environnemental global. Cette réalité met en lumière la pertinence d’une alternative trop négligée : le vélo.
Le Vélo : Une Alternative Durable et Évidente
Dans un monde qui valorise ce qui s’impose, certains objets discrets deviennent invisibles. Ils ne séduisent ni par la puissance, ni par la vitesse. Ils n’occupent pas l’espace : ils le traversent simplement. Mais tant que nous ne saurons pas prendre soin de ce qui ne s’impose pas seul, car discret, en retrait mais pas moins important, nous trahirons ce qu’il y a de plus humain en nous. Car c’est souvent ce qui reste à hauteur d’homme, ou d’enfant, qui nous élève le plus. Le vélo mécanique fait partie de ces outils justes, équilibrés, suffisamment puissants pour porter un corps, mais assez sobres pour ne pas peser sur nos vies. On le délaisse parce qu’il ne brille pas, parce qu’il ne donne pas l’illusion de dominer. Le vélo fait partie de ces outils que notre monde rejette trop souvent. Mais c’est justement dans cette justesse qu’il nous propose un autre rapport au monde, plus vrai.
Il est un prolongement de la force humaine, toujours transformable. Même abîmé, même âgé de trente ans, il peut repartir, offrant une mobilité essentielle et une liberté sans dépendance complexe. Partout dans le monde, il existe un véritable savoir populaire autour du vélo : transmis, réinventé, adapté et qui mérite d’être préservé, partagé, enseigné. Un vélo simple peut durer, traverser les générations.
Mais si ce lien se perd, ce n’est pas qu’un oubli ou un caprice. Il est sapé méthodiquement par un marketing omniprésent, qui installe l’indifférence à la durabilité, à la qualité, à l’éthique. Pourquoi viser la longévité, quand tout nous pousse au jetable et à l’immédiat ? Pourquoi chercher l’excellence, quand le marché ne demande que le “suffisant pour vendre” ? La vraie question n’est peut-être plus : “Pourquoi produit-on si mal ?” Mais bien : “Pourquoi acceptons-nous si facilement ce modèle ?” Mais Ce renoncement collectif ne peut pas être imputé uniquement aux individus. Pour nous, la responsabilité première de briser ce cercle vicieux incombe à celles et ceux qui orientent nos politiques publiques, à nos élus, à nos institutions. Soutenir le vélo mécanique, c’est soutenir une autre manière de faire société : sobre, autonome, éthique. C’est refuser l’illusion du progrès quand celui-ci n’apporte que dépendance, gaspillage et perte de sens.
Le tourisme durable à l’épreuve du réel
Quant au discours sur le tourisme durable et sa promesse d’une “transition verte”, il mérite toute notre vigilance. Trop souvent, ces projets sont conçus pour le regard du touriste ou selon des logiques purement marchandes. Sous des apparences vertueuses, ils reproduisent les mêmes dynamiques destructrices, maquillées d’un greenwashing, d’un social washing, ou des deux à la fois. Ils perpétuent les logiques extractives du tourisme de masse : captation des ressources, invisibilisation subtile des habitants, exclus des processus de décision, et réduction de leurs cultures à un simple folklore destiné à plaire. Un développement réellement durable dans la Caraïbe ne peut pas être plaqué de l’extérieur : il doit naître de l’intérieur, à partir des besoins réels, des savoir-faire et des vécus locaux. Cela exige un travail patient, discret, enraciné. L’enjeu n’est pas l’image écologique, mais l’émancipation concrète des communautés, y compris les plus démunies, en leur confiant la conception, la gestion et l’orientation des projets ; en partageant les bénéfices ; et en valorisant les connaissances. Ce n’est pas un travail spectaculaire, mais un travail de fond, de lien, de confiance. C’est cela qui construit la justice et la stabilité.
La transition écologique, si elle veut être plus qu’un argument marketing, doit cesser de s’appuyer sur des modèles centralisés, normatifs. Elle doit devenir une reconstruction patiente, locale, des équilibres, à partir du réel vécu, et non d’une image idéalisée du territoire. Nous savons à quel point il est difficile de créer un projet de tourisme durable réellement endogène. Lorsqu’il est porté par des habitants, surtout issus d’un quartier populaire, et sans le soutien d’une structure institutionnelle puissante, il est rarement perçu comme légitime, ni même désirable. C’est précisément ce que nous avons vécu au sein de notre association Les Vélos Marin Martinique, aussi avec le projet “Les Vélos Marin Solidaire”, en 2022 après plus d’un an et demi d’expérience locale, avec un parc de vélos déjà constitué et une pratique concrète de la solidarité au quotidien, une présentation rapide de ce projet avait été publié en 2022 sur la plateforme des Colibris (Lien ).
Nous avons ensuite présenté ce projet complet à plusieurs institutions en Martinique. Le résultat fut une succession de non-réponses et de refus : La CAF Martinique, dans le cadre du dispositif REAAP (Réseau d’Écoute, d’Appui et d’Accompagnement des Parents) . Le concours “S’engager pour les Quartiers” 2024, organisé par la Fondation FACE et l’ANRU : projet non retenu. Le FONJEP Jeunes, en lien avec l’Académie de la Martinique : proposition restée sans suite. L’appel à projets Jeunesse Outre-Mer 2022, du Ministère des Outre-mer : projet non sélectionné. L’appel à projets pour la prévention et la lutte contre la pauvreté : aucun retour, et à notre connaissance, aucun lauréat n’a été retenu en Martinique.
Enfin, deux années de suite (2023 et 2024), nos candidatures formelles aux Talents du Vélo ont été refusées, malgré un projet original et opérationnel à visée “tourisme durable”. Ce refus a été particulièrement marquant pour nous, car ce dispositif semblait le plus aligné avec notre activité. Nous avons l’intuition que si notre projet avait intégré une dimension électrique, peut-être aurions-nous été plus attractifs.
Cela souligne une tendance préoccupante : l’orientation des financements et des reconnaissances vers des solutions standardisé, parfois au détriment d’initiatives plus simples, plus résilientes, et plus profondément écologiques et humaines.
Nous ne voulons pas dresser un tableau désespéré de la situation, elle est plus nuancée qu’un simple blocage. Certes, certains acteurs n’agissent pas. Mais d’autres, animés d’une sincère bonne volonté, se retrouvent impuissants. Ils restent isolés dans un système trop fragmenté, où les échanges sont rares et les synergies inexistantes. Le constat est clair : un projet pourtant solide, peu coûteux, profondément humain et immédiatement opérationnel finit sans suite.
À Saint-Vincent comme ailleurs, un véritable changement suppose bien plus qu’un ajustement d’image sur des logiques anciennes. Il exige une rupture claire avec les modèles de développement tournés vers l’extérieur, et un recentrage radical sur ce qui pousse ici, entre les mains des habitants. Cela suppose de faire confiance à des dynamiques locales souvent informelles, fragiles, invisibles, mais profondément vivantes. Tant que les institutions continueront d’ignorer ou de mépriser ces germes de transition authentique parce qu’ils ne rentrent pas dans leurs cadres, leurs normes ou leurs calendriers, rien de fondamental ne changera. La véritable écologie ne naîtra pas des routines de subvention, conçues plutôt pour de véritables entrepreneurs qui s’ajustent aux logiques d’appel à projets. Elle émergera des terrains concrets, là où des gens construisent, réparent, mutualisent, sans attendre de retour financier immédiat, sans maquillage, mais avec une exigence d’éthique, de justice et de lien. C’est ainsi que pourront se poser les bases d’un autre avenir, un avenir où la transition cessera d’être une vitrine, pour devenir un tissu vivant, enraciné, patient et populaire.
Petit Territoire, Grandes Expansions Vertueuses
Comment expliquer cette étrange dissociation entre le territoire que nous habitons , une petite île, de plus en plus saturée, et les comportements qui y règnent ? Cette étrange dissociation se manifeste de manière flagrante : pourquoi, en Martinique, roule-t-on dans de grands SUV, alors même que les routes sont étroites, les embouteillages quotidiens, les places de stationnement rares et les distances faibles ? Sur une île de moins de 90 km de long, comment continue-t-on à agir comme si l’espace était infini, comme si nos choix individuels n’avaient aucune conséquence collective ? Où est la mise en cohérence de nos modes de vie avec les limites géographiques ? Cette frénésie de consommation prend ici une allure si démesurée qu’elle paraît être de plus en plus invisible pour la population elle-même, comme si elle était devenue la norme, un aveuglement alors même que les crises violentes de plus en plus fréquentes témoignent de ce déséquilibre.
N’avons-nous pas perdu la mesure de nos besoins face à la réalité de notre espace ? Ce décalage appelle une réflexion : une autre forme d’expansion, moins visible mais plus féconde, pourrait bien être la clé. Elle réside dans la redécouverte des richesses des savoir-faire locaux, des liens sociaux, de la culture partagée et de la vrais créativité populaire. Face à la contrainte géographique, l’accumulation matérielle n’est plus viable. Ce qui peut croître, ici, c’est la qualité de nos pratiques, l’intensité de nos solidarités, la cohérence de nos choix avec le territoire que nous habitons. D’autres îles ou territoires denses, confrontés à des défis similaires, ont fait d’autres choix. Le Japon en est un exemple éclairant : cet archipel densément peuplé a développé des infrastructures de transport collectif efficaces, et une culture de la sobriété spatiale. Le contraste avec les gros SUV de la Martinique est saisissant. Les Kei cars : https://fr.wikipedia.org/wiki/Keijid%C5%8Dsha ; https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/12/10/les-kei-cars-japonaises-avenir-potentiel-de-la-petite-voiture-en-europe_6204964_3234.html , ces petits véhicules conçus pour répondre à des normes strictes de taille, de consommation et d’efficacité, représentent près de 40 % des ventes automobiles au Japon. Pourquoi ne pourrions-nous pas envisager une normalisation similaire ici ? Ce ne serait pas une utopie : Suzuki, Toyota et d’autres marques qui produisent ces véhicules au japon sont déjà présentes sur l’île. Cette solution ne résoudra pas tout, mais elle marquerait une direction : celle d’un allègement, d’une adaptation intelligente, d’un renoncement progressif à des formes de mobilité absurdes. Rester obstinément dans une configuration déconnectée des réalités territoriales est en soi un problème.
Pourquoi pas la Martinique ?
Pourquoi pas la Martinique ? L’urgence écologique est palpable, pourtant où sont passées les politiques d’aménagement audacieuses, les choix courageux, les récits collectifs capables d’inverser la tendance ? La voiture, sous une forme de plus en plus dégénérée, continue de dominer la mobilité, même quand elle devient un fardeau économique, une source d’encombrement, une dépendance qui fragilise jusque dans notre tissu social. Pour nous, il est clair que la véritable transition ne peut être décrétée d’en haut ni importée. Elle doit émerger d’un rapport renouvelé à notre territoire, à nos ressources, à notre imagination.
Les Vélos Marin Martinique – Le Marin, le 14   mai 2025