« Misericordia », d’Emma Dante

D’accord!

Avec Emma Dante, nous voici dans les bas-fonds de Palerme; Misericordia appartient à la veine sociale de l’autrice, dont relève également son film Palerme, ainsi que la pièce qu’elle a présentée en 2014 à Avignon, Le Sorelle Macaluso. Le titre l’indique clairement : même si le nom italien  » misericordia » n’a pas exactement les mêmes connotations que le français « misericorde », il n’en est pas moins redevable de la même étymologie. Emma Dante elle-même insiste sur la valeur des deux parties du mot: « miser » et « cordia ». C’est de la misère des faubourgs de Palerme qu’il sera parlé, et c’est aussi de « coeur », c’est-à-dire d’amour. Une « machien d’amour », selon sa propre expression.

Le pitch: trois putains élèvent, nourrissent et chérissent un enfant autiste, celui qu’une quatrième femme leur a laissé, morte sous les coups de son compagnon. Manifestement le retard mental de l’enfant est dû aux coups reçus par sa mère pendant la grossesse. J’entends d’ici le public parisien crier au misérabilisme. Or l’autrice évite cet écueil et réusit à nous émouvoir sans jouer sur la corde de la pitié. Parce que l’enfant, magnifiquement interprété par le danseur Simone Zambelli, est radicalement gai et heureux: sa danse pleine d’allégresse le dit assez, non moins que les gestes de tendresse qu’il a vis à vis de ses trois « mères ». Et parce que les trois femmes, toutes putains qu’elles restent, expriment un amour maternel aussi consciencieux que généreux à l’égard de cet enfant. Il n’est que de voir comment le taudis où vivent les femmes s’anime et se remplit d’allégresse à la nouvelle de cette naissance. Et tout mal formé que sera cet enfant, elles le couvriront d’un amour débordant, lui tricotant des vêtements, se disputant ses faveurs, prenant soin de lui sans compter jusqu’à ce qu’il faille renoncer à le garder chez elles quand il parvient à l’adolescence et que les organismes sociaux le récupèrent pour le prendre en charge. On imagine que les services de la petite enfance ont difficilement supporté que ce soit trois putes qui élèvent l’enfant! Pourtant ce sont elles, les trois putains, qui lui ont donné l’amour et l’ont élevé jusqu’à ce qu’il apprenne à s’habiller seul, qu’il se résolve à la séparation et qu’il accède finalement au langage, dans un appel destiné à toutes et à chacune : « maman »!

La mise en scène rend parfaitement compte de cette ambiguité réaliste entre la mère et la putain. Certes le thème n’a rien de nouveau, mais la nouveauté est ailleurs, à savoir dans le traitement scénique de ce thème. On pense au néo-réalisme italien et à Fellini. C’est le même mélange réjouissant de pathétique, de sordide et de magnifique. Les tableaux se succèdent qui offrent une débauche de couleurs et de lumière. La chorégraphie est à l’avenant, et pas seulement la danse de l’enfant. Les évolutions des trois comédiennes sont remarquables. On y reconnaît le goût d’Emma Dante pour les dispositifs frontaux, les évolutions de groupe. Quelle énergie et quelle maîtrise du corps chez les trois actrices, Italia Carrocio, Manuel Lo Sicco et Leonarda Saffi. Il y a là une esthétique du corps humain que nous avions déjà salué dans la prodution précédente d’Emma Dante, Bestie di scena. Les corps ne sont certes pas ceux que la publicité nous offre, retouchés, idéaux mais inhumains. Le spectacle offre tout au contraire une vision réaliste de corps efflanqués ou débordant de chair cellulitique, mais ces corps sont beaux parce que l’énergie dansante qui les anime leur confère une transcendance. Un hymne au corps l’humain, dans ses imperfections, mais aussi dans sa souplesse et sa vitalité, dans sa vraie vie!

Certes, ce n’est pas du théâtre à texte! Ce serait aussi inepte de le lui reprocher que de reprocher à Chaplin de faire du cinéma muet! Ce n’est pas le propos, on n’est pas dans Tchekhov, et il faut bien comprendre que l’écriture scénique ne se réduit pas au texte. C’est une écriture plastique, se réalisant par les couleurs, la musique, les rythmes les corps et les danses. Et une écriture collective, longue et laborieuse, où l’improvisation des comédiens a joué un rôle essentiel. C’est à force de reprendre ces improvisations, de les retravailler collectivement que les acteurs entrent dans leur personnage et que la cohérence d’ensemble se construit pas à pas. En cela, E. Dante hérite de la tradition de la comédie italienne, où la pantalonnade tient une bonne place. Et la force de cette écriture théâtrale, c’est justement de faire passer l’émotion sans recours au texte, ou du moins avec un dialogue minimal. Ce dialogue se compose de cris, de disputes, d’exclamations, de mimiques, de crépages de chignons, bref de ce que la vie quotidienne nous offre d’échanges humains. Ce n’est pas policé, c’est brut et sauvage, mais on n’est pas en Irlande, on est en Sicile! Ce serait facile de qualifier ce spectacle de « dantesque », mais pas tout à fait faux.

Michèle Bigot

**************************

Pas d’accord!

Tout festivalier a des passages obligés. « Il faut » voir vu ceci et/ou cela pour pouvoir participer au chœur de louanges plus ou moins convenues que l’on ne manquera pas de célébrer et qui détermineront un territoire fait de signes de reconnaissance, d’inclusion et d’exclusion. L’impératif catégorique évoqué est ici purement instrumental. Ce n’est pas ce qui a motivé votre humble serviteur à voir le « Misericordia » d’Emma Dante dans lequel trois prostituées se disputent autour de l’éducation de l’enfant autiste d’une quatrième morte sous les coups de son proxénète et se réconcilient en l’expédiant dans une « maison spécialisée ». On retrouve là une série de thématiques qui sont, hélas, à la une de nos journaux depuis des années : le droit des travailleuses du sexe à marchandiser leur corps, le féminicide, l’enfance handicapée, le tiers exclu, ou si l’on préfère, la maman, la putain, la marâtre, le bouc émissaire, le tout dans un univers de grande misère, les trois femmes et l’enfant vivent dans une même et unique pièce, du coté de Palerme.

Tout le théâtre de Dante a été déterminé par sa rencontre avec une pièce de Tadeusz Kantor, La machine de l’amour et de la mort, qu’elle dit avoir vécu comme étant « la fulgurance théâtrale » qui l’orientera dans une direction artistique précise, celle de « la barbarie du monde ». « Misericordia », dit-elle, « est une machine d’amour » Ce théâtre « social », selon ses propres mots se veut le reflet d’une réalité qu’il n’est pas de propos de douter. La difficulté celui de sa restitution sur une scène de théâtre quand est posé comme a priori le mythe d’une possibilité de faire surgir sur le plateau les « instincts », pas même les les pulsions, non les instincts les plus primaires des comédiens, mode de sélection des postulants de sa compagnie Sud Costa Occidentale. L’idée sous-jacente ne serait-elle pas ce poncif d’une dénaturation des individus par la culture?

Emma Dante prétend que le portrait qu’elle dresse de ces trois femmes au-delà de la haine qui les traverse est celui des « trois Parques, trois êtres mythologiques qui parviennent à faire des miracles au moyen de l’amour et de la résistance. » Force est de constater que les manifestations sur la scène des moyens évoqués sont plutôt rares, à tel point que la mise en scène prête au public l’occasion de rire quand Arturo, l ‘enfant autiste, tente de s’exprimer. On imagine le malaise du spectateur bouleversé et ému jusqu’aux larmes et qui se découvre entouré d’autres se tenant les cotes de rire, ce 23 juillet 2021. Arturo, sur le départ vers l’hôpital psychiatrique, finira par prononcer deux syllabes, « Mamma » interprétées, par la critique selon les suggestions de la metteure en scène, comme un remerciement aux tombereaux d’amour qu’auraient déverser sur lui ses trois bonnes mamans, peuvent aussi être entendues, de façon contradictoire, comme un soulagement, comme un espoir d’un autre monde, d’un autre univers. Emma Dante dit avoir eu l’idée de cette pièce après avoir adoptée une enfant, il y a cinq ans de cela et dont elle tient à préciser qu’il s’agit d’une enfant naturelle(?). Une visite dans un hôpital psychiatrique peu de temps après l’adoption a précisé l’intention. Le rappirchement de ces deux évènements peut-être motif à interrogation.

On passera sur le jet vers les cintres , inutile si ce n’est d’occuper le plateau, d’un sac supposé contenir les détritus du quartier et présentés comme les ressources inépuisables et multicolores de l’authentique peuple de Palerme, mais on soulignera l’extraordinaire performance du danseur, supposé incarné une « maladie joyeuse », dixit Emma Danteb(!): l’autisme ! Arturo est donc un autiste souriant et apparemment heureux! Passons outre et ne retenons que Simone Zambelli est réélement bouleversant dans une danse autocentrée, tourbillonnante sur le plateau, enfermée sur elle-même, dans un balancement qui insiste à la manière d’un métronome jusqu’à susciter malaise et empathie chez le spectateur. À lui seul il sauve la pièce, aidé il est vrai par la bande son qu’il épouse en son intimité, au plus près d’une solitude indicible.

« Misericordia » est la démonstration de l’écart possible entre l’intention d’un metteur en scène et ce qu’il en restitue sur scène.

Roland Sabra

**************************

Misericordia
Emma Dante
Festival D’Avignon 2021
Gymnase du lycée Mistral
16>23 juillet