Masques

— Par Gilles-Denis Delage —

Les tout premiers soubresauts de l’humanité avaient déjà vu l’homme pratiquer le rituel du masque. Les tribus guerrières arboraient des masques terrifiants pour effrayer leurs ennemis, les sorciers s’agitaient sous ces mêmes accoutrements pour décontenancer leurs adeptes, dans le théâtre de la Rome antique, les masques contribuaient à la caractérisation des personnages qui entraient en scène pour la comédie. Chez nous, les « diables rouges » continuent à ensanglanter nos rues le Mardi gras.
De nos jours encore, bien que fictifs, la société nous l’apprend, nous portons tous des masques. Dans la vie quotidienne, dans nos rapports sociaux, amicaux et autres, quelle que soit la circonstance, nous nous empressons d’enfiler le masque. Celui qui correspond le mieux à ce que l’autre attend de nous pour ainsi jouer la comédie. Comme au vidé du mardi gras, nous portons notre déguisement, nous dansons au bal masqué des autres, pour les autres. Ainsi notre nouveau visage nous ressemble plus ou moins selon qu’il se rapproche ou s’éloigne de notre vraie personnalité.
Aussi, qui d’entre nous pourrait se vanter de bien connaître quelqu’un ? Peu de gens le peuvent. En effet, même des amis intimes, des proches avec lesquels nous avons des rapports privilégiés, finissent tôt ou tard par nous surprendre de par leurs raisonnements, leurs agissements, leurs comportements que l’on ne leur connaissait pas. Nous ne sommes pas si aveugles, au point de ne pas bien connaître nos proches. L’explication c’est que nous portons tous un masque de temps à autre.
Mais ce masque… Celui derrière lequel nous dissimulons la vérité, pourquoi le portons-nous ? Selon moi, ce masque vient cacher nos faiblesses, notre vulnérabilité aux yeux des autres. Par exemple, sous le masque d’un homme fort, confiant, réside bien souvent un être apeuré par une réalité trop souvent cruelle. Quelque fois aussi, nous affichons un masque afin de nous montrer sous un meilleur jour, pour faire de nous des gens en apparence « meilleurs » . Mais nous donnons-nous réellement la peine de le devenir ? C’est là un des dangers du masque. « Peau noire, masque blanc » l’oeuvre de Fanon, ne démasque-t-elle pas un racisme dissimulé sous des attitudes, des comportements en apparence les moins racistes ?

Mais quand tombe un masque !
L’homme en revêtant ces masques se retrouve dépossédé de toute identité humaine dès lors que son identité accepterait la fragilité d’une identité empruntée, d’un regard de l’autre sur lui. Il est ainsi suspendu au jugement critique du regard de l’autre et agit souvent pour paraître, pour être « bien vu » . Alors le paraître vient prendre le pas sur l’être. L’homme est vidé de lui-même, de son « moi » profond. Il devient masque, il devient ce carton peint, ce vernis, ce maquillage qui édulcore le visage au point de le laisser disparaître et de ne le laisser être que pour ce qu’il paraît aux autres.
Aussi, ces masques portés pourraient devenir pour toujours notre vrai visage où les « tics » , les « rôles » , les expressions pourraient épouser à jamais nos traits profonds. A force de danser, de courir le vidé masqué, la tête nous tourne, la vitesse nous grise, on ne voit plus passer le temps et souvent beaucoup d’entre nous oublient d’enlever leur masque. Le soir venu, n’enlevez pas vos masques et vous verrez! Une grimace se figerait là, comme une cicatrice. Le Carnaval est terminé C’est pourquoi il est nécessaire d’ôter son masque, puis le masque qui se trouve sous cet autre masque… et puis encore l’autre…
C’est qu’un masque ne parle pas, de par sa consistance naturelle. Il pleure ou sourit, obéit aux traits qu’on lui assigne. Donc « au carnaval des autres » , Il représente seulement. Il est vidé de toute parole vraie, profonde. N’ayant pas de personnalité, il suit le vidé des jours gras, il ne peut que se soumettre, se taire, obéir, consommer, ne pas protester ou résister. Seulement, résister supposerait une réflexion, une intériorité. Or, le masque ne pense pas, n’analyse pas, ne dispose d’aucune voix intérieure l’invitant à dénoncer l’insupportable.
Mais quand tombe un masque! il rit. Il rit d’avoir trahi, d’avoir trompé l’autre, il rit d’avoir fait croire que la comédie pourrait durer toute une vie. Le masque rira toujours de ceux qui n’ont pas la sagesse de se montrer comme ils sont.
Enlever nos masques, c’est découvrir nos limites et faiblesses, c’est apprendre à connaître nos failles, les tolérer et faire en sorte de les atténuer. Nous avons tous des défauts, à quoi bon s’accabler. Notre personnalité, notre identité se trouve sur notre propre chemin en osant se voir tel que l’on est, sans caricaturer nos traits… Alors, bas les masques!
…Et quand l’on frappera à votre porte, vous ne direz plus : « Oui! Attendez un instant. » Le temps d’enfiler un.
Gilles-Denis Delage