Martinique : le débat institutionnel n’a pas eu lieu

— Par Yves-Léopold Monthieux 

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ou droit à l’autodétermination, est un principe qui est chanté sur tous les tons depuis les années soixante par les anticolonialistes martiniquais. Plusieurs méthodes existent pour permettre à un peuple de s’échapper à la dépendance d’un État dominant : le consentement mutuel, la révolution ou l’expression démocratique. La sortie de la colonisation des îles anglophones peut être regardée comme une forme d’accord entre les parties. Après plus d’un demi-siècle de séparation, cette méthode a globalement échappé à la critique. Par ailleurs, une véritable école martiniquaise de la décolonisation peut se lire à travers les écrits abondants d’auteurs martiniquais. La Négritude, Discours sur le colonialisme, Peau noire et masques blancs, les Damnés de la terre, la Créolité, le Tout-Monde ou la Créolisation se sont révélés d’authentiques porteurs de promesses martiniquaises de révolutions-décolonisations. Mais si l’on en croit l’historien Oruno de Lara pour qui Césaire n’avait rien décolonisé, il s’agirait de révolutions et décolonisations rentrées. Resterait enfin la voie démocratique, le débat institutionnel, celle qui concerne la Martinique. Aux mains de “révolutionnaires” déçus, dont on ne sait finalement à quel modèle statutaire ils se réfèrent, l’exemple socialiste cubain ou le prototype libéral barbadien, la méthode démocratique a toujours été tronquée.

Le 10 mai 1981, l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République avait donné un puissant coup de frein à la controverse statutaire qui, au terme d’une décennie politique agitée, connaissait alors l’un de ses moments les plus forts. Le président élu avait été le candidat choisi, non sans mal, par le parti progressiste martiniquais (PPM). En effet, au prix d’un savant stratagème mené depuis Paris, Aimé Césaire avait fini par convaincre son parti. En effet, il avait fallu, pour l’ami de Mitterrand, effacer la décision négative du parti. De la part du PPM, il en était résulté une campagne électorale a minima en faveur du futur président de la République. Le parti communiste martiniquais (PCM) était resté sur sa position boudeuse de non choix, ce qu’il dira regretter par la suite, et pour cause : il allait être invité à participer au festin de la victoire. Pendant près d’une dizaine d’années les secrétaires généraux des deux partis autonomistes ne s’étaient pas adressé la parole, lorsque le parti d’Armand Nicolas fut appelé en 1983 à participer au pacte global d’unité initié par Camille Darsières. L’histoire voudra que ce contrat éphémère ait permis à la gauche autonomiste puis indépendantiste d’accéder durablement à la tête des collectivités locales. La durée de consolidation de cette posture majoritaire a pu justifier la mise sous le boisseau du problème statutaire.

Dès le lendemain de ce 10 mai, de drôles de dames avaient débarqué au bureau du maire de Fort-de-France : Misié li mè, fok nou fini épi zafè lotonomi tala, sa ké fè nou ped éleksyon-a ! Vaincu sur le plan national à l’élection présidentielle, le candidat de la droite Valéry Giscard d’Estaing avait remporté en Martinique un score impressionnant. Pour la droite et la gauche, les 80% des suffrages remportés par le camp départementaliste tenaient lieu de vote référendaire. D’où la méfiance tenace des évolutionnistes envers le referendum au profit des consultations malléables. Des élections législatives anticipées avaient été fixées dans la foulée pour cause de dissolution de l’Assemblée nationale. Dans ces circonstances la réélection d’Aimé Césaire avait paru incertaine. Ainsi donc, au nombre de 3 ou 4, venant des hauts quartiers de la “ceinture rouge” de Césaire, ces dames s’invitèrent au bureau du député-maire. En matière électorale, les avis de ces militantes du PPM hautes en couleurs, championnes du porte-à-porte et influenceuses averties, étaient écoutées avec le plus grand intérêt. Leur avis était rejoint par les pontes du parti et Camille Darsières, en particulier. Cette communauté de vues et l’urgence de l’heure donnèrent naissance au moratoire, qui fut annoncé à la population le soir de l’ouverture de la campagne des législatives. Plus prosaïque qu’il n’y paraissait, le moratoire allait se révéler d’une efficacité électorale redoutable. Au terme d’une remontada dans les urnes inattendue, Césaire fut réélu au premier tour, comme d’habitude. Deux ans plus tard, aux élections régionales de 1983, la droite eut tort de ne pas tenir compte de cette alerte. Majoritaire en voix, elle se saborda en présentant deux listes distinctes. C’est à ce moment précis qu’a été opérée la bascule de la majorité politique martiniquaise de la droite à la gauche, qui allait être définitive. La droite avait épousé les querelles nationales entre l’UDF et le RPR, giscardiens et Chiraquiens, en y ajoutant ses bisbilles propres entre les anciens et les nouveaux. Sa mort lente avait commencé et sa position dans la controverse statutaire allait s’affaiblir, s’offrant en quelque sorte à Alfred Marie-Jeanne qui avait rejoint la région et mis fin au moratoire de Césaire. Dans une atmosphère d’attachement à la France, pouvait-on s’attendre de la part d’un parti indépendantiste à une pratique vertueuse du débat ?

En réalité, sitôt la seconde collectivité mise en place, la dispute entre les partisans et adversaires d’une assemblée unique (en fait une collectivité unique) s’était substituée au combat statutaire qui ne porta jamais sur l’essentiel : l’autonomie et l’indépendance. A chaque élection ces mots étaient tus par leurs porteurs. Vingt ans après, en 2001, la situation m’inspira l’ouvrage Le Refus du débat institutionnel. J’y évoquais de la part des acteurs un discours progressiste noyé dans un immobilisme persistant. Depuis, les faux-semblants qui suivirent n’en ont pas démenti le contenu. A l’initiative d’Alfred Marie-Jeanne et nonobstant le moratoire césairien, il fut organisé en 2003 puis en 2010 des consultations faussement qualifiées de référendums (y compris par Wikipédia), destinées à contourner la volonté populaire et masquer le refus d’un franc débat institutionnel. Aussi bien, pendant plus de 40 ans, le pouvoir PPM – MIM n’a pas su convaincre les Martiniquais de la justesse des idées d’avenir proposé pour la Martinique. La jeunesse qui s’en va l’exprime avec les pieds. D’où la crainte, au terme d’un vrai débat public, de poser au peuple par referendum la vraie question sur les institutions.

On peut craindre, en effet, que les dégâts psychologiques aient conduit à un sentiment de résignation voire de démission. La baisse de la population, accentuée par le départ de la jeunesse productive, l’intérêt perdu pour les élections, le retour du magico-religieux ainsi que l’indifférence aux faits de société, gratuits ou délictuels, ont pu contribuer à la schizophrénie du citoyen, la déconstruction de la société et, à force, la situation d’incertitude pour l’avenir. En somme, la démocratie martiniquaise s’accommode volontiers du débat lorsqu’il permet de désigner des élus, fut-ce par 20 % des électeurs. Tandis qu’elle se méfie comme de la peste d’un débat pouvant s’ouvrir sur une possibilité de majorité de 80% portant sur les institutions, c’est-à-dire sur l’avenir de la Martinique. Bref, lorsqu’en matière de démocratie c’est l’abondance qui inquiète et la carence qui rassure, il y a lieu d’être anxieux pour cet avenir.

Fort-de-France, le 21 avril 2025

Yves-Léopold Monthieux