— Par Patrick Chamoiseau —
1 – Le Centre est là où les gens vivent
Ce congrès à venir sera décisif pour le devenir du Pays-Martinique. Il ne s’agira pas de simplement débattre d’un « changement de statut », mais de nous accorder sur un changement de paradigme. Il est vital pour nous d’échapper au cercle vicieux assistanat-dépendance-déresponsabilisation qui demeure le fondement de notre situation actuelle. Tout aussi vital : dépasser les clivages autonomie-indépendance-assimilation qui, depuis 1946, se neutralisent mutuellement, bloquent toute avancée conceptuelle et nous maintiennent dans l’immobilisme.
L’urgence est de nous remettre en mouvement par la relance d’une pensée politique adaptée aux réalités du monde contemporain. Cette exigence s’inaugure par le rassemblement de nos élus autour d’un processus de responsabilisation. Rien de bon ne peut s’envisager sans un esprit de responsabilité largement partagé. Mais il n’y a pas de responsabilité individuelle sans responsabilité politique collective. Seule la synergie de ces deux dimensions — une responsabilité politique optimale et une responsabilité citoyenne assumée — peut restaurer notre puissance d’agir. Ce que j’ai appelé : Faire-pays.
Le processus.
La responsabilisation, comprise comme un processus, permet à chacun de conserver ses convictions profondes mais – plutôt que d’attendre le grand soir idéel – d’entreprendre de converger sur l’essentiel. Et l’essentiel pour nous est d’assainir notre relation avec la France et de commencer à agir et à penser en peuple-nation, dans la Caraïbe, dans les Amériques, dans l’Europe, dans le monde. Le postulat est celui-ci : aucun développement, aucun épanouissement, aucune efficacité dans la gestion des problèmes quotidiens ne sont possibles sans la stimulation endogène de notre génie collectif. Et cette stimulation passe par un voumvap, un souffle de responsabilisation politique partagée par tous. Une fois ce mouvement amorcé, chacun pourra continuer à défendre ses idées et ses options. Mais le traitement des urgences disposera enfin d’une boussole vertueuse : l’émancipation, à la fois collective et individuelle.
Nous sommes forcés de nous y mettre — de toute urgence — pour deux raisons essentielles : celle de la lucidité, qui nous oblige à regarder la réalité en face, et celle de la volonté, soutenue par l’espérance, qui seule pourra la transformer.
La lucidité.
Dans les quinze années qui viennent, la Martinique sera confrontée à une série de catastrophes liées au changement climatique ou à son ADN volcanique. À chaque désastre, sans esprit de responsabilité déjà largement installé, nous serons profondément fragilisés. À chaque désastre, nous nous tournerons vers la France pour des quémandes sans fin. Nous serons à héler des secours permanents, mais en situation de déresponsabilisation collective. Nous assisterons en spectateurs passifs aux secours : ils seront apportés, décidés, planifiés, et mis en œuvre en dehors de nous, par un Préfet devenu impérial. Comme dans notre histoire coloniale « la bonne nouvelle » viendra de la « mère métropole ». Cela renforcera à des niveaux jamais atteints le syndrome de la dépendance-assistanat-déresponsabilisation qui nous affecte déjà. Face à ces crises devenues plus fréquentes, la peur assimilationniste (qui n’est autre qu’une mésestime de soi dans une mésestime collective) triomphera. Elle se traduira par un désir irrationnel de se fondre un peu plus dans la France, de disparaître en tant que peuple-nation, de s’accrocher jusqu’à des niveaux pathologiques à un statu quo foncièrement invivable.
Voici notre actuelle situation : nous sommes englués dans les vestiges d’une matrice coloniale archaïque qui se combine à un capitalisme de comptoir. Cela nous a transformés en hyper-consommateurs. Dans cette économie de containers, se creusent précarités, pauvretés et misères, dévitalisations sociales, atonie démographique, réseaux de drogue et de violences. Notre hyperconsommation névrotique, déterritorialisée, est accompagnée :
– D’une montée des obscurantismes,
– De bouffées d’hystéries collectives autour de problèmes réels jamais résolus,
– D’un effondrement de la pensée et des médiations politiques, syndicales, juridiques,
– D’une insignifiance de la représentation parlementaire,
– D’une sensibilité accrue aux mouvements populistes consternants, qui risquent d’envahir ce qui nous reste comme scène politique.
À cela s’ajoute, la montée de l’extrême droite en France, que nos propres obscurantismes pourraient plébisciter, nous ramenant (par une sorte d’incroyable autolyse) aux pires configurations du protocolonialisme.
La volonté et l’espérance.
Mais la lucidité seule ne suffit pas.
Elle ne doit pas être le seul moteur de notre engagement dans ce processus de responsabilisation. Nous devons nous persuader que nous sommes un peuple-nation, encore dépourvu d’État. Un peuple qui n’a d’autre voie d’épanouissement et d’émancipation que d’augmenter de manière optimale sa capacité d’agir lui-même sur les cheminements de sa destinée. Un peuple-nation qui ne se reconnaît pas lui-même, qui ne dispose que d’une chiquetaille de compétences éparses, qui n’exerce pas une maîtrise déterminante de sa problématique globale, ne saurait résoudre les plus élémentaires problèmes économiques, sociaux ou climatiques. Pour illustrer cela, on peut songer au syndrome du poulailler : dans leur cage, les poules ne savent plus voler — elles n’en ont jamais eu besoin. Si les protections exogènes de la cage venaient à s’effondrer, elles resteraient au sol, ababas, et prisonnières d’elles-mêmes.
Nos ancêtres Kalinagos appliquaient déjà ce principe qui aujourd’hui doit nous guider : le centre est là où les gens vivent. Notre centre de décision déterminant ne saurait être en dehors de nous-mêmes et cela quelles que soient les alliances ou interdépendances qu’il nous faudra accepter ou construire. Quand le centre est là où les gens vivent, il n’y a plus de centre. Il n’y a plus que des structures archipéliques devenues responsables, respectueuses l’une de l’autre, créatives, innovantes, et par-là solidaires.
Faire-Pays : notre ultime chance.
Faire-pays, c’est enclencher ensemble la capacité politique qui nous permettra d’aborder sainement nos urgences économiques, écologiques, culturelles, climatiques, numériques. C’est affronter avec notre génie intime les défis planétaires qui s’imposent à tous les peuples du monde. Ce n’est pas une chimère idéologique : c’est une stratégie concrète de reconstruction collective. Une catharsis. Un horizon de dignité où nous sommes tous collectivement gagnants. C’est le seul chemin pour que la Martinique ne s’effondre pas sous les catastrophes à venir et dans l’obscurantisme.
Ce congrès doit donc être celui de la maturité politique. Nous n’avons plus le luxe des divisions ni celui des immaturités démocratiques aliénantes. La radicalité figée dans un quelconque absolu n’exprime qu’un renoncement. Le chemin ne s’ouvrira que si un pas de convergence est fait ensemble par nos élus. Que si leurs voix unanimes envoient un message de dignité et de responsabilité à la France. Quelle que sera la position de cette dernière, notre futur nous appartiendra une fois pour toutes : nous l’aurons éclairé en nous-mêmes ! Nous avons encore la possibilité — fragile, mais réelle — de choisir l’émancipation plutôt que la résignation, l’agir responsable plutôt que l’assistance perpétuelle sous des formes insidieuses.
C’est pourquoi, ce congrès est, à mes yeux, celui de notre dernière chance.
Patrick CHAMOISEAU
Londres, Octobre 2025
Prochain article :
2 – Entre le statu quo et l’indépendance : mille possibilités.