Le Pourquoi de l’absence volontaire de récit national en France, et quelles sont les ramifications idéologiques de cette occultation en outre-mer ?
— Par Jean-Marie Nol —
Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, la France semble traverser une zone de turbulence identitaire et politique où l’absence d’un véritable récit national est devenue l’un des symptômes les plus inquiétants de la crise de sens que connaît le pays. Loin des promesses d’un « nouveau monde » et d’une modernisation apaisée de la République, les deux quinquennats du président Macron ont vu s’approfondir les fractures sociales, territoriales et culturelles qui minent le lien national. L’instabilité politique, la méfiance envers les institutions, la défiance vis-à-vis des élites et le sentiment de déclin dominent désormais une société française qui doute d’elle-même et qui, faute d’un récit collectif fédérateur, à l’instar des régions Antilles – Guyane, se replie sur ses fractures identitaires.
Cette perte de repères touche de plein fouet la France hexagonale, mais ses répercussions sont encore plus sensibles en outre-mer, où la distance géographique se double d’une distance symbolique. Dans ces territoires où l’Histoire nationale s’est longtemps confondue avec celle de la colonisation, la question du récit national résonne comme une interrogation existentielle. Mais alors, qu’est-ce que le récit national , et pourquoi il fait tant défaut en France ?
Le récit national, c’est une Histoire faite d’hommes et de femmes, de symboles, de lieux, de monuments, d’événements qui trouvent un sens et une signification dans l’édification progressive de la civilisation singulière de la France , et qui sert à cimenter l’unité de la nation . Les régions Antilles Guyane ont longtemps été bercé par le récit national français depuis la loi de départementalisation. Pourtant aujourd’hui, la quête identitaire change la donne et laisse entrevoir un changement de paradigme sur le plan idéologique et politique .
Le procès des onze militants martiniquais jugés à Fort-de-France pour avoir déboulonné, en 2020, plusieurs statues liées à la période esclavagiste et coloniale illustre parfaitement cette fracture mémorielle. Mais quel est la véritable motivation politique qui se cache derrière la scène judiciaire qui s’apparente à un jeu de dupes ? En fait, pour les Antilles se joue une bataille symbolique : celle de la réappropriation d’une histoire longtemps écrite depuis Paris, au prisme d’un universalisme parfois sourd aux douleurs du passé colonial. Les pancartes brandies devant le tribunal évoquant la « réparation historique » ou la « fierté martiniquaise » traduisent ce besoin profond de reconstruire un sens collectif là où le récit national français n’offre plus de cadre commun de référence.
Pour les dirigeants français, la mise en œuvre de ce procès entre dans une stratégie de rupture de l’assimilation héritage de la départementalisation. Nonobstant cette position idéologique de l’État français, et les non dits, ce procès trouve un écho dans la quête identitaire des Antillo- guyanais et le mouvement mondial de déboulonnage des statues ayant accompagné la vague antiraciste déclenchée par la mort de George Floyd aux États-Unis. De la Belgique à la France, en passant par les Caraïbes, ces gestes iconoclastes traduisent une même crise de mémoire : faut-il effacer les symboles d’un passé douloureux ou les réinterpréter ? En Martinique comme ailleurs en Guadeloupe , la question de la mémoire de l’esclavage ne relève pas du simple révisionnisme, mais d’une volonté de redonner sens à un récit collectif effacé ou tronqué. L’absence de ce récit commun, capable d’articuler l’héritaget colonial et les idéaux républicains, nourrit le malaise identitaire de l’outre-mer et son sentiment d’exclusion du grand récit national français.
Les résultats de la dernière enquête Fractures françaises confirment cette impression d’un pays désorienté et plus que jamais fracturé : neuf Français sur dix estiment que la France est en déclin, 92 % jugent la société violente et 73 % regrettent qu’« en France, c’était mieux avant ». Ces chiffres témoignent d’un désenchantement collectif, d’une rupture entre le peuple et ses institutions, d’un sentiment d’abandon face à un pouvoir politique perçu comme technocratique et déconnecté. Plus d’un Français sur deux souhaiterait la démission du président Macron ; autant de signaux d’un divorce entre le pouvoir et le peuple, aggravé par l’absence de ce ciment symbolique qu’est le récit national. Sans vision commune, la démocratie vacille avec l’instabilité institutionnelle , et la République perd son âme.
Mais l’absence de récit national mis en avant n’est pas seulement un vide : elle peut aussi être interprétée comme une construction délibérée, un élément stratégique de la méthode Macron. Car la responsabilité du président dans cette disparition du récit collectif dépasse la simple négligence involontaire . Certains intellectuels , notamment les très rares économistes parmi les plus lucides considèrent qu’il s’agit d’une stratégie politique secrète et méthodique visant à reconfigurer la société française dans ses fondements culturels, économiques et sociaux. Emmanuel Macron, fidèle à sa vision libérale et disruptive, aurait choisi de substituer au vieux récit historique fondé sur la continuité et la mémoire, un récit nouveau, centré sur la transformation numérique et économique, la flexibilité et la modernisation sous l’urgence des conséquences de la mutation du monde . Ce choix idéologique consiste à placer la France dans un état de tension permanente : instabilité institutionnelle, chaos politique, crise économique et financière avec la question de la dette, polarisation sociale, mais aussi volonté de recomposition culturelle à l’aide d’une catharsis c’est à dire selon le philosophe grec Aristote, une méthode thérapeutique qui vise à obtenir une situation de crise émotionnelle telle que cette manifestation critique provoque une solution du problème que la crise met en scène..
Selon cette grille de lecture, le président Macron met volontairement la société française à l’épreuve du réel pour l’user, la confronter à ses contradictions et la préparer à un changement forcé. Cette stratégie, proche de la théorie du chaos, consiste à laisser se développer la crise pour en faire le moteur d’une recomposition structurelle. Inspiré par les principes de la politique de l’offre et par une foi inébranlable dans la dynamique de l’innovation, Emmanuel Macron a multiplié les réformes économiques : allègement des charges, baisse des impôts sur les sociétés, flexibilisation du travail, simplification du capital. Mais en l’absence de réduction parallèle des dépenses publiques, ces réformes ont accentué les déficits, creusé les inégalités et nourri la colère populaire. Ce déséquilibre apparent pourrait n’être qu’un calcul : provoquer un choc budgétaire et social pour rendre inévitable la grande réforme structurelle que la France repousse depuis des décennies.
Dans cette logique, la dissolution de l’Assemblée nationale en 2024, les tensions avec les oppositions et la fragmentation politique ne seraient pas des échecs, mais les éléments d’une stratégie plus vaste : exposer le système à ses propres limites pour forcer sa transformation. Jean Monnet, l’un des pères fondateurs de l’Europe, écrivait : « Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise. » C’est sur cette maxime que semble s’appuyer Emmanuel Macron, convaincu que seule une crise majeure contraindra les Français à accepter les réformes qu’ils refusent depuis trente ans. Mais ce pari comporte un risque immense : la crise peut aussi engendrer la défiance, voire l’effondrement. En misant sur le chaos comme levier de mutation, le président joue avec le feu, comptant sur sa capacité à maîtriser les flammes. L’avenir dira s’il aura su transformer la tempête en renaissance ou s’il aura précipité la France dans un désordre institutionnel et social irréversible.
A preuve, cette stratégie audacieuse de transformation silencieuse s’étend au domaine culturel et symbolique. Le récit national, pilier de la cohésion républicaine, n’est plus valorisé : il est déconstruit au profit d’une narration de la performance, de la compétitivité et de l’adaptation. En refusant d’incarner une mémoire partagée, Emmanuel Macron a laissé s’installer un vide symbolique, où prospèrent les nostalgies, les rancunes et les replis identitaires. Dans l’outre-mer, où la mémoire coloniale demeure à vif, cette absence se traduit par un profond sentiment d’incompréhension et de distance vis-à-vis de la France hexagonale . Le récit national n’est plus un outil d’unité, mais un champ de bataille mémoriel.
Le véritable défi pour la France est donc de retrouver la force d’un récit commun, lucide et inclusif, qui ne soit ni nostalgique ni culpabilisant, mais porteur d’un sens partagé. C’est là le pari du rattachement institutionnel direct avec l’Union Européenne.
Un récit nouveau capable de réconcilier la France et ses outre-mer, le passé et le présent, la mémoire et l’avenir. Sans un fil narratif inédit , la République continuera de dériver sans direction au gré des crises politiques et sociales, au risque de voir son idéal d’unité remplacé par la fragmentation et le désenchantement. Le président Macron, en plaçant la France dans cet état de tension permanente, a peut-être ouvert la voie d’un futur nécessaire, mais il en a aussi creusé le gouffre symbolique. Car sans récit, il n’y a pas de peuple ; sans mémoire, il n’y a pas de nation. Et derrière l’apparente modernité du projet macronien, il se pourrait bien que ne subsiste qu’un vide politique vite rempli par le rassemblement national , là où la France attend encore qu’on lui redonne le sens de son histoire et de son destin. Mais derrière le théâtre d’ombres chinoises et le désordre apparent de la vie politique française , pourrait bien se cacher la cohérence d’une stratégie machiavélique implacable qui devrait à terme transformer en profondeur les fondamentaux de la politique et surtout de l’économie française.
Débrouya pa péché »
Autrement dit : La débrouillardise n’est pas un péché ni un défaut quand nécessité fait loi.
Jean Marie Nol économiste et juriste en droit public
