LIRE : Le premier roman de Éric Chacour : Ce que je sais de toi

— Par Janine Bailly —

Publié en août 2023 par les éditions Alto au Québec et aux éditions Philippe Rey en France, aujourd’hui au livre de poche, ce premier roman de l’auteur reçoit, entre autres, le Prix France-Québec, le Prix des 5 continents de la francophonie, le Prix des Libraires, le Prix Fémina des lycéens…

Éric Chacour est né en 1983 à Montréal, de parents immigrants égyptiens. Il a passé son enfance au Québec et en France.

Ce que je sais de toi

Pour Tarek, né au sein de la communauté levantine du Caire, la vie aurait pu être un long fleuve tranquille. Fils d’un médecin reconnu, dans les beaux quartiers résidentiels de Dokki, il hérite à la mort de son père de la clinique située au rez-de-chaussée de l’immeuble familial. Il intervient aussi à l’hôpital américain de la ville. Retrouvant, après des années de séparation, Mira, une de ses conquêtes de jeunesse, originaire d’Arménie, il fait ce que l’on appelle un beau et bon mariage. Mais très vite nous devinons que ce cadre strictement bourgeois, occidentalisé, “où l’on parle mieux le français que l’arabe”, étouffe en lui d’autres aspirations, un désir d’être libre, un besoin de donner un sens à sa vie. À la clinique dont il hérite viennent surtout consulter les Chawams, chrétiens venus du Liban, de Syrie, de Palestine ou de Jordanie. À l’avènement du président Nasser, de nombreuses familles ont par ailleurs fait le choix de s’exiler vers l’Europe et le Canada.

Pour trouver un nouveau souffle, Tarek investit le quartier pauvre du Moqattam, là où plus tard viendra aider Sœur Emmanuelle, là où les Zabbalines, “une communauté des poubelles”, sur la décharge vivent de tri, de revente, de recyclage. Et parce qu’il y construit un dispensaire à destination de cette population délaissée et méprisée, un grain de sable va enrayer la mécanique de la transmission familiale dans laquelle Tarek s’était laissé enfermer. La rencontre du bel Ali, dont on découvrira que pour vivre et faire vivre sa mère il se prostitue, déchaîne la tempête sur ce calme océan. Entre les deux hommes naissent ces amours interdites par la société traditionaliste de l’époque, et bientôt la clientèle chic se raréfie, la clinique est dévastée, le chat cruellement martyrisé cloué à la porte, symbole de la haine que l’on éprouve pour ceux qui osent afficher leur différence. Matriarche omnipotente, la mère de Tarek ourdit un stratagème destiné à le séparer de celui qui est venu bouleverser l’ordre établi des choses. Elle semble d’abord triompher puisque son fils prendra le chemin de l’exil vers Montréal. Mais seule la mort de l’un des deux amants saura dénouer des liens qui auront résisté au passage du temps.

Le roman s’organise en trois parties, aux titres de Toi, Moi, Nous. 

Toi : un narrateur anonyme reconstitue la vie de Tarek, à qui il s’adresse et qu’il tutoie, à partir de ce qu’il a deviné, lu, appris, pressenti, imaginé. 

Moi : l’identité du narrateur, qui désormais assume le Je, nous est confirmée. Fatheya, la servante qui bien que gardant un esprit critique est toute dévouée à la famille, lui donnera accès aux secrets qu’elle détient, lui permettant de reconstituer l’histoire d’Ali et Tarek, ainsi que l’on rassemble pour les recoudre les morceaux disparates d’une pièce de tissu déchirée.

Nous : et comme le dit si bien la grammaire française, tu plus je donne nous ! Cette courte dernière partie amorce des retrouvailles, symbolisée par la montre du père de Tarek que le tu lègue à son tour au Je.

L’histoire se déroule de 1961 à  2001, de la présidence de Nasser à celle de Moubarak, et si les événements politiques ne sont que peu évoqués, quelques jalons nous permettent de nous situer dans le  temps. Éric Chacour s’attache plutôt à peindre une Égypte en transformation, la ville qui change, les traditions de sa classe sociale qui doucement mais inexorablement s’éteignent. Il nous fait aussi entrer dans l’intimité de la maison, nous permet de sentir les odeurs qui sont celles du pays, les effluves de plats mijotés dans la cuisine et dont il sait les noms. Le roman ne devait-il pas s’appeler initialement “Ce que je sais de toi sentait l’ail et l’anis” ? Son style, à la fois précis et imagé, riche de métaphores qui ne sont jamais gratuites mais souvent poétiques, permet de visualiser les scènes décrites, la plage auprès d’Alexandrie, le séjour au camp scout par exemple, tandis que les portraits dessinent pour nous le visage et la personnalité des différents acteurs de l’histoire. 

Sous-jacente à celle-ci, la critique affleure en touches délicates : contraste criant entre deux quartiers de la ville, entre deux classes sociales ; personnage de la mère d’Ali en opposition à la mère de Tarek ; injustice du sort réservé aux plus démunis ; façon dont on traite la domestique Fatheya, que l’on a ainsi rebaptisée afin qu’elle ne porte pas le même nom que la fille de la famille, Nesrine ; arcanes d’une administration kafkaïenne… 

Enfin, je mettrai un petit bémol à mes louanges, que je me permets sur un livre couvert de prix. Si les allers-retours temporels, puis spatiaux du Caire à Montréal, qui suivent la pensée du narrateur, soutiennent l’attention du lecteur, ce dernier ayant ainsi l’impression de se joindre à la quête d’identité du personnage, l’alternance finale entre des chapitres très courts peut sembler une complication inutile, et finit par rendre la compréhension un peu trop ardue. Ce qui n’empêche pas le roman de faire naître à sa lecture toute sorte de profondes émotions, au même temps qu’il nous fait découvrir les réalités d’une certaine Égypte où volontiers l’on chantait Dalida, Claude François, Adamo… 

Rennes, le 17 octobre 2025