Liquidation judiciaire de Lasotè : la fin d’une structure emblématique du Nord-Caraïbe, l’héritage d’une culture toujours vivante
— Par Jean Samblé —
Le tribunal mixte de commerce de Fort-de-France a prononcé, le 17 décembre, la liquidation judiciaire de l’association Lasotè, mettant un terme à une aventure associative et culturelle majeure en Martinique. Malgré un sursis accordé à l’automne, la structure n’est pas parvenue à redresser une situation financière devenue critique. Endettée à hauteur de plus de 1,2 million d’euros, Lasotè n’a pas réussi à mobiliser les ressources nécessaires pour poursuivre ses activités, entraînant la cessation définitive de son fonctionnement et le licenciement de ses quatre derniers salariés.
Placée en redressement judiciaire depuis le mois de juin, l’association faisait face à un passif lourd, composé en grande partie de charges sociales et de subventions non recouvrées, notamment celles issues du Fonds social européen (FSE), via la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM). Un contentieux administratif opposant Lasotè à la CTM sur le versement de ces fonds a pesé durablement sur la trésorerie de la structure. Malgré les efforts de la direction et la reconnaissance, par le tribunal, du caractère actif et emblématique de l’association, le délai supplémentaire accordé n’a pas permis d’inverser la tendance.
Une association née d’un combat pour la mémoire et la solidarité paysanne
Créée officiellement en 2008 à Fonds-Saint-Denis, l’association Lasotè est née de la volonté d’agriculteurs retraités et actifs de raviver une organisation traditionnelle d’entraide paysanne propre au Nord-Caraïbe. Le lasotè, hérité de la période post-abolition de l’esclavage, permettait aux paysans à faibles revenus, installés sur des terrains escarpés et difficilement mécanisables, de se regrouper pour effectuer les travaux agricoles les plus exigeants.
Ces « coups de main » collectifs associaient le labour à la houe, la préparation des terrains, la fabrication de farine de manioc, la construction de fours à charbon, le sciage du bois ou encore la pêche et l’artisanat du bakoua. Le travail était rythmé par les chants, les tambours, les tibwa et les conques de lambi, faisant du lasotè une pratique à la fois productive, festive et profondément sociale. Plus qu’une méthode agricole, il s’agissait d’une véritable « sosiété », fondée sur la solidarité, le partage et la transmission des savoirs.
La transmission intergénérationnelle au cœur du projet
Sous l’impulsion d’Annick Jubenot, originaire de Fonds-Saint-Denis, et avec le soutien d’acteurs engagés comme Hubert Bussy, président de l’association, Lasotè a entrepris dès le milieu des années 2000 un travail de collecte de la mémoire orale. Les fondateurs sont allés à la rencontre des anciens dans les mornes afin de recueillir les gestes, les récits, les chants et l’esprit même de cette tradition en voie de disparition.
Le premier lasotè organisé en mai 2008 marque un tournant : le succès populaire de l’événement conduit à la structuration de l’association et à l’élargissement de ses actions. Très vite, Lasotè se donne pour mission de transmettre ces savoir-faire à des générations qui n’ont pas connu ces pratiques, tout en les adaptant aux réalités contemporaines.
Insertion sociale, reconnaissance et rayonnement
Au fil des années, Lasotè devient un acteur reconnu du patrimoine culturel immatériel martiniquais. L’association développe des ateliers, des manifestations publiques et des partenariats, tout en s’inscrivant dans l’économie sociale et solidaire. La création d’Ateliers-Chantiers d’Insertion (ACI) permet à de nombreux jeunes en difficulté sociale ou professionnelle de bénéficier d’un accompagnement, mêlant apprentissage agricole, artisanat, discipline collective et transmission de valeurs humaines.
Soutenue par le Fonds social européen, l’Office national des forêts, la CTM et la Communauté d’agglomération du Pays Nord Martinique, Lasotè rayonne bien au-delà de l’île. Des universités françaises et étrangères, des chercheurs, des étudiants Erasmus et des délégations culturelles internationales viennent découvrir cette pratique unique, devenue un symbole de résistance culturelle et de créativité sociale.
Une fin judiciaire, un choc humain
La liquidation judiciaire marque un coup d’arrêt brutal à cette dynamique. Malgré une réduction drastique des effectifs et de multiples démarches administratives, l’association n’a pas pu surmonter l’asphyxie financière. Pour l’avocate de Lasotè, Me Gladys Saint-Clément, la décision était inévitable afin de « faire cesser l’hémorragie » et tenter d’apurer le passif dans l’intérêt des créanciers, notamment les organismes sociaux.
Pour la direction et les membres de l’association, cette décision est vécue comme une profonde injustice, mais aussi comme une épreuve collective. « Lasotè, ce n’est pas une structure administrative, ce sont des femmes et des hommes », rappelle Annick Jubenot, soulignant que la philosophie du projet dépasse largement le cadre juridique.
Et après ? Faire vivre l’esprit Lasotè autrement
Si l’association disparaît en tant qu’entité légale, ses fondateurs et ses soutiens refusent que l’histoire s’achève dans le silence. Une journée d’hommage et de mobilisation, « Bélya pou Lasotè », est prévue le 27 décembre, avec le soutien de plusieurs communes du Nord-Caraïbe. Témoignages, démonstrations, musique, expositions et prises de parole permettront de revenir sur le chemin parcouru et d’esquisser de nouvelles perspectives.
Pour beaucoup, l’enjeu est désormais de transmettre le flambeau à une nouvelle génération, capable de faire vivre le lasotè sous d’autres formes. Car si Lasotè s’éteint juridiquement, la pratique qu’elle a remise au cœur du débat culturel martiniquais demeure porteuse d’avenir. Comme le rappellent ses fondateurs, lorsque l’aventure a commencé, le lasotè était presque oublié. Aujourd’hui, il est reconnu, documenté et partagé — et c’est peut-être là l’essentiel de sa victoire.
