L’Improvisation générative : une pratique musicale innovante.

Bernard Lubat aime rappeler que « la musique n’est pas que de la musique », que « l’échange nous change », que « le rap, c’est du tambour de bouche », que «‘imiter limite » ou encore que « on ne s’improvise pas improvisateur ». Multi-instrumentiste fulgurant, volontiers provocateur et pétri d’humour, il a offert, aux côtés de Chyko Jehelmann et de Luther François(2), un concert mémorable à Tropiques-Atrium, avant de retrouver le public le lendemain matin pour une conférence musicale consacrée à l’improvisation générative. Qualifié par Francis Marmande (Le Monde, 9/6/2002) de « synthèse vivante de Lacan et Coluche », Lubat excelle dans l’art de faire circuler la pensée par la formule. Mais au-delà de son verbe, qu’a-t-on retenu de cette rencontre?

L’improvisation générative est une forme d’improvisation musicale qui se distingue par son approche libre et réactive. Développée par Alain Savouret(1) en 1992 au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP), cette pratique se caractérise par l’absence de système de référence, comme ceux utilisés dans le jazz ou les musiques traditionnelles. Elle repose sur des principes d’écoute active et d’invention musicale instantanée, dans lesquels l’interaction avec l’environnement, les autres musiciens et les outils de création occupe une place centrale.

Principes fondamentaux
L’improvisation générative n’obéit à aucun style ou idiome musical précis, ce qui permet au musicien de s’affranchir des contraintes formelles. Toutefois, des liens avec les musiques traditionnelles, contemporaines, improvisées et le jazz peuvent émerger au fil de l’exécution. Le processus créatif est régi par une écoute attentive du contexte immédiat : le musicien, en réagissant à son environnement sonore, crée une musique en temps réel qui « génère » elle-même les sons et les idées.

Inspirée par les travaux de Pierre Schaeffer et de la musique concrète, cette pratique valorise l’écoute comme élément fondateur du geste musical. Selon ce principe, « l’entendre » précède « le faire », et c’est par l’écoute que se construit l’invention. La perception sonore devient ainsi le moteur du processus créatif.

Un “solfège de l’audible” et une ouverture esthétique
L’improvisation générative vise aussi à affiner l’écoute du musicien. Elle propose un véritable « solfège de l’audible », où l’on explore sa relation au son, à l’instrument, et à toutes les manières possibles de produire ou de transformer celui-ci. Cette démarche permet de réinventer le jeu instrumental, de découvrir de nouvelles textures et d’élaborer des discours musicaux originaux fondés sur l’écoute et l’intuition.

Elle revendique également une ouverture esthétique totale : le musicien y est libre d’explorer, de traverser les frontières stylistiques et de répondre à tout ce qui constitue le contexte de la performance — espace, partenaires, public.

Développer la créativité et l’instantanéité
Véritable laboratoire de création, l’improvisation générative invite le musicien à s’exercer à l’urgence de l’instant. Sans partition ni structures préétablies, il s’agit de construire une musique spontanée, guidée par l’oreille, l’instinct et la réactivité. Le geste physique et la pensée musicale se nourrissent l’un l’autre, donnant naissance à une expression profondément vivante.

Applications collectives et individuelles
Cette pratique n’est pas seulement une exploration individuelle : elle engage également l’écoute collective. Le musicien apprend à dialoguer, à fusionner ou à contraster avec les autres, à jouer tantôt dans la masse sonore, tantôt dans le détail. Elle développe des compétences essentielles pour la musique d’ensemble — qu’il s’agisse de musique contemporaine, orchestrale ou de petites formations.

Une recherche créative continue
En remettant en question les conventions de la composition et de l’interprétation, l’improvisation générative ouvre un champ de recherche permanent. Elle place l’écoute au cœur de l’invention et encourage une exploration sans fin des sons, des formes et des interactions humaines. Par son caractère libre, contextuel et réactif, elle devient un terrain privilégié pour repenser la création musicale aujourd’hui.

M’A

(1) Alain Savouret (né en 1942) est un compositeur français dont le parcours réunit une formation classique au CNSM de Paris — auprès d’Elsa Barraine, Olivier Messiaen ou Marcel Beaufils — et une formation expérimentale au Service de la recherche de l’ORTF avec Pierre Schaeffer. Cette double culture nourrit une démarche résolument transversale : composition électroacoustique ou instrumentale, improvisation non idiomatique, création vidéo/son multicanal, écrits théoriques et projets de « maîtrise d’œuvre » fondés sur l’écoute contextuelle d’un lieu et de ses usages. Son approche, où le musical émerge de la relation au réel, contribue à développer la notion d’« auralité » dans la réflexion contemporaine sur la création. Lauréat du Grand Prix des compositeurs de la SACEM (1982), il a fondé en 1992 la classe d’improvisation générative du CNSM de Paris et est membre de l’Académie internationale de musique électroacoustique de Bourges.

(2) Luther François (né en 1952) est l’une des figures majeures du jazz caribéen, un musicien qui a fait des îles son territoire créatif. Saxophoniste, compositeur, arrangeur et pédagogue, il a grandi à Sainte-Lucie dans une famille profondément musicale, où les instruments circulaient comme des trésors à découvrir. Très tôt multi-instrumentiste — violon, guitare, piano, basses — il se forge une solide polyvalence qui l’amène à jouer dans toute la Caraïbe, de la Martinique à la Barbade, en passant par Trinité-et-Tobago.

Explorateur des sons et des cultures, il traverse avec la même curiosité les musiques de bal, le calypso, le jazz contemporain, le folklore, les grandes formes orchestrales et les expériences les plus audacieuses. Il collabore avec des artistes de premier plan, compose pour le théâtre — notamment pour Derek Walcott —, participe à des festivals internationaux et fonde le West Indies Jazz Band, réunissant des musiciens de plusieurs territoires caribéens.

François revendique une musique libre, personnelle et enracinée. Autodidacte assumé, nourri de philosophie et de quête intérieure, il rejette les systèmes pour laisser l’écoute, les images et la vie guider son travail. Sa sonorité singulière, trempée dans l’hybridité culturelle des îles, fait de lui un véritable griot moderne du jazz caribéen. Resté volontairement dans la région, il incarne l’un de ses passeurs les plus inspirants : un créateur dont la musique relie les îles, les traditions et les imaginaires.

(3) Bernard Lubat, né en 1945 à Uzeste, est l’un des musiciens les plus inclassables et inventifs de la scène française. Enfant des bals gascons où son père animait les nuits populaires, il monte sur scène dès cinq ans, accordéon en main. Formé à Bordeaux puis au Conservatoire de Paris, d’où il sort avec un premier prix de percussion, il s’impose très vite comme un poly-instrumentiste flamboyant, capable d’enchaîner batterie, piano, vibraphone, accordéon, synthés… et un scat redoutable.

Artiste caméléon, il traverse les mondes : variété (de Brel à Nougaro), musique contemporaine (Varèse, Xenakis, Berio), free jazz naissant, grands orchestres et groupes vocaux mythiques comme Les Double Six. Il joue avec les plus grands — Stan Getz, Jean-Luc Ponty, Martial Solal, Eddy Louiss — tout en gardant un pied dans toutes les esthétiques possibles.

En 1977, il retourne à Uzeste et ouvre un chapitre décisif : La Compagnie Lubat et le festival Uzeste Musical, véritable laboratoire libertaire où se croisent musiciens, poètes, plasticiens, dramaturges et esprits indisciplinés de tous horizons. Dans les années 1980, il invente même le rap gascon, ose les happenings débridés, tisse des liens avec Manciet, Glissant, Portal ou Hermeto Pascoal.

Bernard Lubat incarne une liberté musicale totale : enracinée, langagière, festive et farouchement inventive. Toujours en recherche, il s’aventure aussi dans la co-création avec l’intelligence artificielle, comme en témoigne Artisticiel (2021), prolongement naturel d’une trajectoire où la musique reste un terrain d’expériences poétiques et insatiables