L’Haïtien Lyonel Trouillot ranime le pouvoir de la fable

—Par Sonia Dayan-Herzbrun —

Face à la tragédie qui se joue en Haïti, dont des habitants sont chaque jour assassinés par un gang ou tués par des policiers, et spoliés par un pouvoir corrompu, l’écrivain se tourne vers la poésie, comme un flot de lumière face à la noirceur de l’existence.

u centre du récit de Lyonel Trouillot, deux frères, Franky et Ti Tony, aussi dissemblables qu’inséparables : un batailleur et un asthmatique ; l’un qui rêve d’être écrivain, l’autre qui bricole, magouille et assure la subsistance. De leur père, ils ne savent rien. Leur mère, Antoinette, au large cœur, aux jambes fatiguées et à la main leste, ne leur a parlé que de leur arrière-grand-oncle, Antoine, houngan, c’est-à-dire prêtre vaudou et devin.

Sa réputation et sa sagesse étaient telles qu’on venait le consulter de toutes parts, dans son village des Gommiers. Dans les récits d’Antoinette, ce village, où elle n’est jamais allée, était « un jardin miraculeux, la plus heureuse terre des hommes où ne pousserait que du bonheur », et Antoine des Gommiers, « son père Noël rétroactif », « sa protection contre trop de pourquoi ».

Antoinette s’accroche à ses rêves et à la grandeur de cette origine mythique. Elle espère bien finir par gagner à la borlette et échapper ainsi à sa dure existence de vendeuse des rues. Elle interprète tous les signes et les messages que, croit-elle, lui transmettent les songes. « Ses nuits, raconte Ti Tony, étaient d’une grande richesse. Il s’y passait beaucoup de choses que le jour ne pouvait comprendre s’il ne les traduisait en nombres. »

Elle consulte un prétendu expert en numérologie qui prétend l’aider à gagner à la loterie et cherche surtout à la mettre dans son lit. Ti Tony tente de la protéger de ces deux charlatans, l’un réel, l’autre imaginaire. Il ne peut pas grand-chose contre Antoine. L’autre, en revanche, a droit à une volée de pierres dans le tibia.

À la différence de son frère, Franky prend les récits de sa mère pour des vérités absolues et décide de leur donner corps dans un livre où, chapitre après chapitre, il conte l’histoire d’Antoine des Gommiers. « Il aimait Antoinette comme on boit à une source. Remonter à la source. Encore une de ses folies. Une source, c’est une eau pure. La source Antoinette ne pouvait ni se tromper ni nous mentir. »

Le roman se construit ainsi sur deux narrations qui se font contrepoint : celle de la légende d’Antoine des Gommiers et celle de la vie des deux frères dans la dure réalité des gens du « corridor », cet espace de circulation et de rencontres qui relie les ruelles du quartier. À chacune son auteur : Franky pour l’histoire du sage devin, et Ti Tony pour la réalité des gens du corridor.

Lyonel Trouillot joue avec virtuosité sur deux écritures. Bon élève et lecteur de tout ouvrage qu’il peut se procurer, le livre étant une denrée rare et chère, Franky pastiche les grands auteurs français, dans une langue ample, fluide, imagée. Parfois ampoulée, dira l’un de ses premiers lecteurs.

L’exotisme des divinités vaudou et des paysages tropicaux côtoie une citation de Leconte de Lisle. On se laisse bercer, sans vraiment y croire. Pour raconter « la sale ville » où « pour durer le temps d’une jeunesse, il faut naître gangster ou pute », Ti Tony écrit en phrases courtes, sèches, et c’est tout un monde qui prend vie autour de lui.

Un monde où « lorsque l’errance et la violence se querellent pour un bout de nuit, c’est toujours la violence qui gagne ». Un monde où le malheur survient sans crier gare. Antoinette s’effondre et meurt en traversant la Grand-Rue, et avant de la secourir, adultes et enfants se disputent la pacotille qu’elle portait sur la tête, dans une bassine, pour la vendre. Victime d’un accident, Franky est privé de l’usage de ses jambes.

Mais c’est aussi un monde où les solidarités font lien, et permettent à l’édifice de tenir debout. Peut-être est-ce pour cela que le mot par lequel on s’adresse à un ami est « colonne ».

Autour de Ti Tony et de Franky, il y a Danilo, qui lui non plus n’a pas connu son père. « Un vrai génie du corridor », pour Ti Tony un semblable, un complice. Un jour cependant, il réussit à se procurer un passeport et un visa et prend un avion pour ne plus revenir.

Il y a Pépé le cancre, devenu chef de bande, qui ne se déplace pas sans Triangle des Bermudes, son garde du corps. Il y a aussi Moïse, qui a embauché Ti Tony dans sa banque, la loterie au bout du corridor. Moïse, l’homonyme de l’actuel président de Haïti, Jovenel Moïse – et ce n’est sans doute pas un hasard –, un solitaire, qui a investi son argent dans un tas de petites entreprises, possède « des tas de secrets qui le lient à beaucoup de gens » et a des accointances avec tous les chefs et sous-chefs de gang. À part Antoinette, la mère, et Doriane, une jeune prostituée dont les deux frères se partagent les rapides faveurs, les femmes y figurent à l’arrière-plan. On est dans un monde d’hommes…

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