Lettre à l’ami insoumis

—Par Emmanuel Wallon —

Cher G,

Tu souhaites débattre de ce qu’il convient de faire au second tour des élections présidentielles pour préserver l’espérance d’une transformation sociale et d’une transition écologique. Il est vrai que le président sortant a laissé monter l’extrême droite et l’a parfois même stimulée avec le concours de son ministre de l’Intérieur pour mieux se poser en rempart. Il n’empêche. La réponse est déplaisante mais sans appel : le choix du bulletin Macron sera plus impératif encore le 24 avril qu’il ne le fut voici cinq ans. En voici sept raisons, chacune devant suffire à emporter la conviction.

L’arithmétique électorale

Il ressort des chiffres que le risque d’une victoire de Marine Le Pen est beaucoup plus élevé qu’en 2017, malgré l’avance et même la progression d’Emmanuel Macron au premier tour.

L’extrême droite (Le Pen, avec 23, 15 %, Éric Zemmour avec 7, 07 % et Nicolas Dupont-Aignant avec 2, 06 %) totalise plus de 32 % des suffrages exprimés. Tout porte à croire qu’en son sein, les reports s’effectueront sans heurt, à quelques dizaines de milliers de voix près. En dépit des consignes de Valérie Pécresse (4, 78 %), Xavier Bertrand, Nicolas Sarkozy et Rachida Dati en faveur de son adversaire, la candidate du Rassemblement national dispose en outre d’une importante réserve de suffrages au sein de la droite, auprès d’électeurs qui assument leur proximité idéologique avec elle. Éric Ciotti et d’autres cadres de Les Républicains leur ont déjà fléché le chemin, en adoptant ses éléments de langage et en claironnant qu’ils ne voteraient pas pour Macron. Il est donc probable que les votes LR se répartissent en trois tiers : Macron, Le Pen, abstention et blanc (ou nul). Retenons donc, sur ce flanc, un bonus de 1, 5 % pour l’actuel président et autant pour son adversaire.

En dehors d’une partie des votants qui avaient opté pour Pécresse, les seuls apports sûrs que Macron peut espérer pour l’emporter, au-delà de ses 27, 85 %, se situent à gauche, du côté de Yannick Jadot (4, 63 %), Fabien Roussel (2, 28 %) et Anne Hidalgo (1, 75 %). Ces trois derniers ont clairement appelé à voter pour lui, mais leurs recommandations ne seront pas observées sans réticence par des électeurs moins disciplinés que les militants des Verts, du Parti communiste français et du Parti socialiste. Une déperdition d’un quart environ du total de ces voix est à craindre. 

Il revient bien sûr au locataire de l’Élysée d’attirer les suffrages qui s’étaient portés sur Jean-Luc Mélenchon, fort des 21, 95 % de l’Avenir en commun. Cependant, sa consigne – « Il ne faut pas donner une seule voix à Madame Le Pen » –, même répétée trois fois, laisse ouverte l’alternative entre le bulletin Macron, le vote blanc, le vote nul et l’abstention. Les 310 000 soutiens de sa candidature, consultés via Internet, ne sauraient refléter exactement les intentions des 7 714 574 électeurs qui l’ont choisi le 10 avril. Les sondages « sortie des urnes », réalisés au soir du premier tour, estiment que 20 % de ces derniers s’apprêtent à donner leur voix à Le Pen, 39 % à Macron, et que 41 % refuseraient de se prononcer pour l’un des finalistes. Ce potentiel suffira-t-il à faire la différence ? Rien ne le garantit.

Il serait imprudent de compter sur les voix récoltées par Philippe Poutou (0, 77 %), dont l’anti-lepénisme ne va pas jusqu’à appeler à voter pour l’homme de La République en marche, et Nathalie Arthaud (0, 58 %) qui en reste au sempiternel « ni peste, ni choléra ». Et bien malin qui pourrait prédire l’attitude des admirateurs de Jean Lassalle (3, 13 %), dont le bulletin s’annonce blanc.

Sur ces bases, si l’on fait abstraction des suffrages récoltés par le leader de La France insoumise, Macron se voit gratifié de 6, 5 % environ venant de la gauche, auquel s’ajouterait 1, 5 % en provenance du camp Pécresse. Il disposerait donc d’un capital de 36 %. Son adversaire grimperait à 33, 5 % avec un apport de voix LR d’environ 1, 5 %. L’écart entre eux ne serait donc que de 3, 5 points, à peine plus que la marge d’erreur des sondeurs. Or un duel de deuxième tour se gagne avec une voix en plus de la moitié des suffrages exprimés. Les abstentionnistes seront les arbitres du scrutin. Autant dire que les partisans de Jean-Luc Mélenchon tiennent entre leurs mains le résultat final. En effet, une remontée de l’abstention dans les bureaux de vote des quartiers populaires, qui ont plébiscité Mélenchon, est prévisible, qui augmentera mécaniquement les chances de l’extrême droite, puisqu’à l’inverse, les électeurs de cette dernière, plus âgés en moyenne, ne se démobiliseront pas entre les deux tours.

La dynamique de la campagne

Dans la semaine qui précéda le premier tour, la cote de Mélenchon s’est fièrement dressée. Ce phénomène en a masqué un autre, moins propice. Les courbes des actuels finalistes tendaient déjà à se rapprocher, celle de Le Pen montant tandis que celle de Macron fléchissait. La première semaine de l’entre-deux-tours semble avoir accentué ce mouvement de ciseaux. Une certaine fébrilité est perceptible dans le camp Macron, tandis que Le Pen affiche une assurance renforcée. Malgré les entourloupes de son programme, l’héritage paternel et quelques affinités patronales, en se drapant de rouge elle réussit à faire croire à de nombreux électeurs des classes populaires que sa présidence leur serait moins néfaste qu’un second quinquennat de Macron. La propagande bien rodée du RN martèle par tracts, affiches (dont certaines ne sont pas signées), clips, posts, tweets et petites phrases que Macron roule pour les riches, ce que les critiques de la gauche n’ont pas manqué de corroborer, d’autant que les paroles et les actes du président sortant en ont intimement persuadé une majorité de Français. Ses déclarations fluctuantes sur son cœur de programme révèlent moins une ouverture à gauche que le dérèglement de sa boussole. Pendant cette quinzaine, où il ne peut plus survoler la mêlée dans son costume de chef d’État et de président de l’Europe mais doit arpenter le terrain glissant où évoluent Gilets jaunes et chômeurs en galère, il ne semble pas à l’abri d’un faux pas. L’exercice du duel télévisé qui fut fatal à Le Pen, il y a cinq ans, pourrait se retourner contre lui au soir du 21 avril. La Ve République hisse les élus du suffrage universel direct sur un piédestal, mais elle pousse volontiers les sortants à la chute. Giscard d’Estaing et Sarkozy l’apprirent à leurs dépens.

L’Union populaire a su construire une remarquable machine de campagne. Si les forces qu’elle a mobilisées assistent à ce combat les bras croisés, si elles laissent penser que son issue les indiffère, ou si elles partagent à égalité leurs coups entre les deux pugilistes, elles inciteront les électeurs à les rejeter sans discernement, comme « blanc bonnet, bonnet blanc ». Les voix pouvant faire la différence manqueront alors à Macron. Ariane Mnouchkine a raison de l’exhorter à piocher dans le programme des Insoumis, des Verts et du reste de la gauche des mesures significatives qu’il s’engagerait à appliquer. Mais elle ajoute à l’intention des hésitants et des apprentis sorciers : « On n’essaie pas Marine Le Pen ! On n’essaie pas le fascisme ! » (Télérama, 14 avril 2022). Conditionner un soutien du bout des lèvres au candidat LREM à l’abandon en rase campagne de son propre programme l’acculerait dos au mur ou le pousserait à des promesses insincères. Le meilleur moyen de convaincre les électrices et les électeurs écœurés par des années de condescendance, d’exercice vertical du pouvoir, d’accroissement des inégalités, de dégradation environnementale, d’inaction climatique, d’intimidation policière et de compromis avec les lobbies d’aller voter pour un candidat dont les envolées lyriques ne font plus illusion consiste à leur tenir un discours sans fioriture : l’autre est bien pire. L’accession au pouvoir de Marine Le Pen laisserait un espace public en peau de chagrin pour défendre leurs intérêts, protéger leurs acquis, soigner la planète et conquérir de nouveaux droits.

La logique politique

Après avoir, avec un indéniable succès, appelé la gauche désunie comme les résidents des quartiers populaires au « vote utile » en faveur du candidat de LFI, afin d’écarter la responsable du RN, en sorte d’éviter quinze jours de débats délétères entre les prétendants de 2017, comment pourrait-on refuser de l’exercer soi-même pour épargner à la France et aux plus vulnérables de ses habitants un quinquennat (sinon deux) de présidence national-populiste, de manœuvres anticonstitutionnelles, de discriminations contre les étrangers, d’hystérie sécuritaire, d’alignement sur les régimes les moins démocratiques et les plus liberticides d’Europe ? 

La cohérence intellectuelle

Parier sur l’intelligence des électeurs, comme Jean-Luc Mélenchon l’a fait tout au long de sa campagne, mais ne pas les inciter à réfléchir sur les conséquences concrètes d’une abstention le 24 avril manquerait de tenue. À 20 h ce soir-là, il sera trop tard pour les avertir. L’histoire recueille des phrases, mais elle grave les faits. « Il ne faut pas donner une seule voix à Madame Le Pen » ? Serait-il permis en revanche de la laisser gagner par inaction, inadvertance ou ambiguïté ?

L’urgence écologique et climatique

Trois candidats (Mélenchon, Jadot, Hidalgo) ont entendu les exigences de la jeunesse, les recommandations de la convention citoyenne, les alarmes du GIEC. Un autre (Roussel) s’en est alerté, même s’il rechigne à préparer la sortie du nucléaire. Le Pen, elle, veut poursuivre les achats de pétrole et de gaz russes, abattre les éoliennes, construire deux EPR par an, affranchir les industriels des normes environnementales de l’Union européenne, laisser l’agriculture intensive se gaver de pesticides sous étiquette française. La faire fléchir s’avèrerait plus difficile que d’obliger Macron à amender sa politique en la matière.

La situation internationale

Vladimir Poutine serait le premier à se réjouir d’une victoire de Marine Le Pen, suivi de Viktor Orbán dont elle entend faire son allié privilégié. En retour, elle militerait dans les instances européennes pour limiter les sanctions économiques contre le régime russe, ses oligarques et les banques auprès desquelles elle s’est endettée, pour maintenir la dépendance à leurs livraisons de combustibles. Ensuite, comme elle en a déjà marqué l’intention, dès que la dévastation de l’Ukraine et le massacre de son peuple sembleront avoir atteints les objectifs fixés par le maître du Kremlin, elle s’empressera de lui proposer de nouer un nouveau partenariat, avant d’entériner ses conquêtes. Il ne faudra pas compter sur Paris pour soutenir les efforts de la justice pénale internationale. D’autres dictatures misent déjà sur le succès de celle que n’a jamais ému le sort des Ouïghours, des Rohingyas, des Syriens, des Yézidis, des Kurdes, des Yéménites ou des Tigréens.

La cohésion sociale

Laisser Le Pen gagner sous prétexte que le vote Macron cautionnerait la poursuite d’une politique néolibérale, lui ouvrir la porte de l’Élysée au motif que le bulletin au nom du président sortant serait compromettant, voire salissant comme on l’entend dire ici ou là, ce serait faire preuve d’une coupable irresponsabilité vis-à-vis de nos compatriotes d’origine étrangère, proche ou lointaine, des Français musulmans, des travailleurs immigrés et de leurs enfants, des demandeurs d’asile et des réfugiés. Fermeture des frontières au nez des demandeurs d’asile non européens, d’emblée traités de « clandestins », renvoi de réfugiés vers des pays prétendus « sûrs » car dirigés par ses amis autocrates, refoulement des naufragés en Manche et en Méditerranée, développement des contrôles au faciès, chasse au foulard dans l’espace public, couverture systématique des bavures policières, exclusion de l’université des étudiantes voilées, stigmatisation des étrangers, abolition du droit du sol, préférence nationale déguisée en « priorité », alimentation sournoise, avouée ou niée d’un racisme prompt à prospérer, tentative de rétablir la peine de mort : la liste est longue des atteintes à la solidarité, des entraves à la liberté et des injures à la fraternité que son gouvernement provoquerait, même en n’appliquant que la moitié de son programme. Il ne serait pas de tout repos, dans la France des cinq prochaines années, d’arborer le mauvais prénom, le mauvais signe religieux, la mauvaise adresse ou la mauvaise couleur de peau. Qui prétendra qu’une irresponsable atmosphère délétère de discorde civile puisse être favorable à des avancées démocratiques ? On n’ose imaginer, pour finir, à quoi ressemblerait la politique culturelle des lepénistes, tenaces ennemis des inspirations étrangères, de l’esprit critique et de la liberté de création.

Vu l’actuelle division de la gauche, plafonnée à un total d’environ 32 % des votants au premier tour (extrême gauche comprise), la convergence des forces capables de faire reculer l’injustice sociale et le productivisme vorace, et d’engager la transition écologique ne se construira pas en un jour. Pour lui frayer une voie, il importe d’abord de conjurer le péril immédiat. Affirmer lors des législatives qui suivront l’impératif d’une écologie sociale et solidaire ne sera audible qu’en cas de défaite du national-populisme. Les états d’âme individuels ne comptent guère devant un choix collectif aussi déterminant. Une minute de désagrément dans l’isoloir pèse peu dans la balance face à cinq années de honte et de régression. Il faut voter et faire voter Macron pour empêcher Le Pen de dépecer l’État de droit et de défaire la société.