« Les Statues de la discorde », un essai de l’historienne Jacqueline Lalouette

Le 22 mai 2020, deux statues martiniquaises de Victor Schœlcher furent brisées. Mais le bruit provoqué par ces destructions fut vite couvert par le fracas médiatique suscité par la mort de l’Afro-Américain George Floyd tué à Minneapolis, par la police, le 25 mai. Les images de son agonie agirent comme un catalyseur et déchaînèrent dans le monde des actes iconoclastes contre les statues glorifiant de « grands hommes » blancs, dont l’action est condamnée à divers titres (esclavagisme, colonialisme, racisme).

Comme d’autres pays, la France, où tout avait donc commencé un peu plus tôt, fut touchée. Pour mieux comprendre la réalité et les enjeux du débat, et après avoir rendu compte de la situation sur plusieurs continents, Jacqueline Lalouette étudie le cas de la France ultramarine et continentale, où diverses statues liées à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation furent contestées, vandalisées et, pour certaines, détruites. L’auteur s’interroge ensuite sur les solutions préconisées, de leur retrait à la réalisation de statues de nouveaux héros. Elle donne au final les clés de compréhension de ce débat passionné, en lui-même révélateur des oppositions mémorielles, parfois violentes, qui traversent la France.

Introduction

Le 22 mai 2020, deux statues de Victor Schoelcher érigées en Martinique, à Fort-de-France et à Schoelcher (commune appelée Case-Navire jusqu’en 1888), furent abattues ; celle de Fort-de-France étant en marbre, celle de Schoelcher composée d’un matériau fragile, elles furent toutes deux irrémédiablement détruites. Les médias martiniquais en parlèrent abondamment, ceux de la France continentale1 dans une moindre mesure.

Mais le bruit provoqué par ces actes iconoclastes fut vite couvert par le fracas médiatique provoqué par un événement survenu aux États-Unis : la mort de George Floyd, Afro-Américain âgé de 46 ans, tué lors de son arrestation, le 25 mai 2020 à Minneapolis. Durant 8 minutes et 46 secondes, un officier de police, Derek Chauvin, le maintint allongé sur le sol, face contre terre, en appuyant l’un de ses genoux sur son cou alors qu’il répétait « I can’t breath » [« Je ne peux pas respirer »]. Filmée par un témoin, véhiculée par les médias et les réseaux sociaux, cette terrible scène suscita aux États-Unis, puis à travers toute la planète, une émotion d’autant plus grande que ce véritable assassinat – la justice américaine ne retint que la charge de « meurtre au second degré » – s’ajoutait à des mises à mort antérieures d’hommes noirs, dont les responsables n’avaient pas été sanctionnés ou l’avaient été par une peine non appropriée à la gravité des faits. La mort de George Floyd donna une extraordinaire impulsion au mouvement Black Lives Matter né en 2013, après l’acquittement de l’assassin de l’adolescent noir Trayvon Martin, et renforcé par d’autres événements : le massacre de neuf Afro-Américains méthodistes abattus dans leur église par un suprémaciste néonazi dans la nuit du 17 au 18 juin 2015 ; la mort d’une militante antiraciste blanche, Heather Heyer, tuée à Charlottesville le 12 août 2017 par un suprémaciste qui lança sa voiture dans la foule opposée aux défenseurs de la statue du général Lee, dont le retrait avait été ordonné par les pouvoirs publics. En 2015 et en 2017, des monuments érigés à la mémoire de généraux confédérés (Robert E. Lee, Stonewall Jackson, etc.), de Jefferson Davis, président des États confédérés, ou encore de Nathan Bedford Forrest, officier confédéré et cofondateur du Ku Klux Klan, furent dégradés, mutilés ou détruits2. Furent aussi visés les monuments glorifiant Christophe Colomb, considéré comme l’initiateur du génocide des Amérindiens et de la traite négrière.

En 2020, les images insoutenables de l’agonie de George Floyd agirent comme un catalyseur et déchaînèrent une colère latente, laquelle se transforma en une fièvre iconoclaste contre les monuments élevés à la gloire de personnalités blanches dont les actes avaient provoqué le malheur des peuples amérindiens, privés de leurs terres et pourchassés, et des peuples noirs amenés d’Afrique et réduits en esclavage. Cette fièvre se mua en un ample souffle planétaire qui balaya des statues de personnalités accusées de méfaits comparables, dont certaines étaient d’ailleurs contestées depuis longtemps, que ce fût en Europe, en Afrique ou en Australie. Nous consacrons le premier chapitre à un rapide tour du monde de ces destructions.

Comme d’autres pays européens, la France fut touchée, mais pour elle, tout commença antérieurement comme nous l’avons déjà dit. Il est impossible d’affirmer que les attaques lancées contre les statues durant le printemps et l’été 2020 l’auraient été sans le mouvement Black Lives Matter et qu’il n’y eut qu’une simple concomitance. Il faut même, probablement, soutenir l’opinion inverse : sans l’assassinat de George Floyd, les événements de Martinique ne se seraient sans doute pas prolongés en France continentale. Il est néanmoins indispensable de rappeler la longue histoire du « vandalisme » français – nous reprenons ici le terme usité par l’abbé Grégoire et par Louis Réau3 – que certains commentateurs semblèrent ignorer puisque, d’après eux, en s’en prenant à leurs statues, les Français reproduisaient le mode d’action des Américains. Tout en s’insérant dans un calendrier créé par un événement étranger, ne renouaient-ils pas plutôt avec de vieilles pratiques nationales ?

En 2020, les Français n’en furent pas à leur coup d’essai : l’iconoclasme protestant s’abattit sur les églises en 1562 et, sous la Législative, le décret du 14 août 1792 ordonna la destruction des statues des rois, souvent des statues équestres, situées au centre des grandes places royales. La royauté à peine tombée, le législateur estima que « les principes sacrés de la Liberté et de l’Égalité ne permet[taient] point de laisser plus longtemps sous les yeux du peuple français les monuments élevés à l’orgueil, aux préjugés et à la tyrannie », à savoir « toutes les statues, bas-reliefs et autres monuments en bronze, élevés sur les places publiques » ; estimant en outre que « le bronze de ces monuments, converti en canons, servira[it] utilement à la défense de la Patrie », la Législative donna à la Commune de Paris l’ordre de « convertir en bouches à feu les objets énumérés à l’article premier ». Il y eut bien

quelques bris ou retraits de statues lors des Révolutions de 1830, 1848, 1870, sous la Commune de Paris4, mais ce ne fut en rien comparable à ce qui se produisit en 1792.

Au xixe siècle, d’un régime à l’autre, le nombre de statues de grands hommes alla toujours croissant, atteignit son apogée durant les années 1879‑1914 ; il ne diminua que faiblement durant l’entre-deux-guerres. Quant à la grande refonte ordonnée par la loi du 11 octobre 1941, elle ne peut être considérée comme un acte iconoclaste comparable aux destructions de la période révolutionnaire.

Après avoir rendu compte de la situation dans divers pays de plusieurs continents, nous consacrons deux chapitres aux contestations, dégradations et destructions des statues érigées en France ultramarine et en France continentale, l’un se rapportant aux statues liées à l’histoire de l’esclavage, l’autre à celles qui présentent un lien avec la colonisation et l’empire colonial de la France.

Le quatrième chapitre est relatif aux débats français portant sur les statues contestées et les solutions préconisées : leur retrait et leur transfert dans un musée, l’installation à leur côté de panneaux explicatifs ou la statufication de nouveaux héros – combattants de la liberté ou esclaves insurgés, hommes politiques noirs ou métis – dont certains ont d’ailleurs leurs statues depuis plusieurs années.

Conçu pour présenter les statues de la discorde, ce livre n’a pas pour vocation de traiter en eux-mêmes des sujets tels que l’histoire des traites et de l’esclavage, l’abolitionnisme, le racisme, le post-colonialisme, les traumatismes mémoriels et autres thèmes apparentés. Mais nous ne les avons pas ignorés et ils courent explicitement ou implicitement tout au long des pages qui suivent.

ISBN 978-2-3793-3640-9
Parution03/02/2021
Pagination240 pages
Format14 x 20
Prix17 €

 

Dans son essai, l’historienne Jacqueline Lalouette dresse la liste des monuments vandalisés ou contestés dans le monde ces dernières années. Un phénomène amplifié, selon elle, par la mort de George Floyd, à Minneapolis (Minnesota), le 25 mai 2020. Une analyse minutieuse, qui ne cache pas un partis pris antidécolonial. Le Monde