Les ours qui dansent

— Par Nadia Chonville(1)

ours_qui_danseDepuis une semaine, je ne peux me défaire d’un profond malaise qu’il me faut partager avec vous aujourd’hui. Le jeudi 20 octobre 2016, sur France 2, chaîne télévisée du service public français, l’Émission politique recevait sur son plateau Bruno Lemaire. Le candidat à la primaire de la droite et du centre eut maille à partir avec Ghislaine Joachim Arnaud, syndicaliste martiniquaise, qui insistait pour qu’il cesse de l’appeler par son prénom et l’interpellait sur le caractère ultralibéral de son programme économique. De cette séquence, on ne retient plus aujourd’hui que l’hilarité du public, lorsqu’elle a comparé le discours de M. Lemaire à du « pipi de chat ». La scène, admettons, fut assez cocasse. Admettons. C’est la semaine suivante que j’ai été saisie par une forte inquiétude, lorsque les mêmes rires ont retenti dans l’assistance au cours de l’intervention d’Elie Domota, qui répondait dans les mêmes conditions et avec la même énergie au candidat François Fillon. L’ex Premier ministre français avait soulevé l’indignation de descendant.e.s d’esclavagé.e.s et de colonisé.e.s fin août 2016 en déclarant : 

« Non, la France n’est pas coupable d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Nord. Non, la France n’a pas inventé l’esclavage ! »

Elie Domota introduisit son propos par une explication historique claire démontrant que la colonisation était tout sauf un voyage Erasmus, mais vite interrompu par le journaliste, il tenta de reprendre la parole dans un contexte de duplex particulièrement agaçant, provoquant un frappant dialogue de sourds. Et les rires retentirent.

Ghislaine Joachim Arnaud et Elie Domota étaient en colère. Et cette colère a du sens. Elle est le reflet d’une société à bout de souffle, elle est l’expression du désenchantement qui traverse nos populations. Elle est le reflet de nos interminables misères. Ce que je vois en les écoutant, c’est une cocotte-minute. Ce que je vois en les écoutant, c’est un baril de poudre. Ce que je vois en les écoutant, c’est une foule au bord de l’insurrection. 

Et eux, ça les fait rire.

L’ire est légitime. Ce n’est pas à son propos que je souhaite vous entretenir. 

Les rires eux sont très inquiétants. Quand le peuple en colère n’inspire pas la crainte, mais la dérision, la première fois c’est amusant, la deuxième fois c’est terrifiant. Si l’on avait voulu décrédibiliser la parole politique des Antillais on ne s’y serait pas mieux pris autrement. Et la faute n’incombe pas tant au fond qu’à la forme. Par d’habiles mises en scène, on se paie notre tête, on manipule nos émotions. On recrée les conditions de l’aliénation. Je n’arrête pas d’y repenser, et c’est insupportable.

On peut mettre la responsabilité des rires sur le compte des tempéraments volcaniques des syndicalistes invité.e.s, mais il y a déjà eu des altercations très fortes entre des personnalités politiques et des syndicalistes en colère sur les plateaux télévisés français, et à ma connaissance cela n’a jamais emporté l’hilarité du public, qui restait silencieusement sidéré, tendu, suspendu aux cris des belligérants. Le duplex avec les Antilles, qui sous-entend un délai de réponse important, rend impossible toute forme de dialogue apaisé entre des personnes que tout oppose. Les producteurs ne pouvaient pas ignorer que cette mise en scène provoquerait des dialogues de sourds. Admettons qu’ils aient fait cette erreur par amateurisme la première fois, pourquoi la reproduire la semaine suivante ? 

Peut-être parce que la scène a boosté l’audimat en dilettante de cette Émission politique ? Deux Afrodescendants énervés face à des conservateurs français dont personne à droite ne saurait douter de la nationalité, et nous voici revenus au cirque, où les téléspectateurs et téléspectatrices sont conviés à la rencontre du raisonnable politicien français avec l’altérité. 

Si divertir était l’objectif, au vu des commentaires qui ont suivi l’émission il a été atteint. Et on a aussi résolu, à moindres frais, le problème de la représentation de l’outre mer sur le PAF**. Mais à quel prix ? Quel bilan pouvons-nous tirer de ces séquences ? Que retiendrons-nous, et surtout que retiendra le peuple français dans son ensemble de l’expression de ses Ultramarins dans l’espace politique français ? À lire en ligne les commentaires à ce sujet, on les a bien fait marrer, nous les basanés, ces deux soirs-là. Ça résonne dans ma tête comme des souvenirs d’étudiante « Heureusement qu’on avait invité des Antillais tiens, sinon qu’est-ce qu’on se serait ennuyé ! ça, c’est sûr que les Blacks savent mettre l’ambiance. » 

Des noirs qui se montrent à l’écran incapables de s’inscrire dans le débat démocratique. Des nègres juste bons à lever l’audimat. Des Antillais au sang chaud, qu’il faut dompter. Non, ce n’était pas juste une séquence de rigolade : c’était du pain doux pour les racistes qui, de plus en plus ouvertement, frappent aux portes du pouvoir. Ces quelques secondes de rires, les 20 et 27 octobre, ont gommé d’un trait le poids des mots et des luttes sociales. Qui se souviendra des propos de Mme Joachim Arnaud ? Comment reparler de la colonisation avec Mr Fillon ? Non, on nous a déjà laissé la parole, on nous a assez entendus. C’était bien drôle, d’ailleurs… drôle, et inoffensif.

Sans mots, je laisse le poète conclure. Les armes miraculeuses** sont certainement aujourd’hui encore celles que nous devons prendre pour nous en sortir :

«  Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse… »

Extrait du Cahier d’un retour au pays Natal, Aimé Césaire

* PAF : Paysage audiovisuel français

** Titre du recueil des poèmes publiés par Aimé Césaire dans la revue Tropiques de 1941 à 1945

 

 (1)Nadia Choville,  romancière et doctorante en sociologie à l’université des Antilles, diplômée de Sciences Po Grenoble.