Les Martiniquaises à travers les âges

Compte-rendu par Michel Herland

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Femmes de la Martinique : quelle histoire ? Archives départementales, Fort-de-France, 2009, 98 p., 14 €. Alexandre Cadet-Petit, La Femme – un roman de plus de 69 pages, Desnel, Fort-de-France, 2008, 287 p., 20 €.

La femme est-elle vraiment l’avenir de l’homme ? La confrontation des deux ouvrages consacrés récemment à la femme martiniquaise ne permet pas d’aboutir là-dessus à une réponse bien tranchée.

Modestement présenté comme un « dossier pédagogique », le livret publié à l’initiative du service éducatif des Archives départementales rassemble et commente de nombreux documents écrits, accompagnés d’une riche iconographie. Il en ressort un panorama très varié qui commence par les Indiennes caraïbes portraiturées par le père Labat (« plus petites que les hommes, assez bien faites et grasses, elles ont les yeux et les cheveux noirs, le tour du visage rond, la bouche petite, les dents fort blanches, l’air plus gai, plus ouvert et plus riant que les hommes ; avec tout cela elles sont réservées et fort modestes… ») ; puis les esclaves, « amarreuses » ou servantes-maîtresses (c’est selon), bien différentes des blanches créoles si « indolentes » ; les « schœlchéristes », après 1848, qui prêchaient « l’ordre et le travail », tout en s’efforçant de pratiquer elles-mêmes « l’amour de dieu et des choses honnêtes » ; les charbonnières, un peu plus tard, qui ont créé le premier syndicat martiniquais ; les maîtresses d’école et leurs jeunes élèves ; les militantes de la négritude avant la dernière guerre ; jusqu’à l’actuelle présidente de l’Union des femmes de la Martinique.

Parfaitement rédigé (ce qui n’est pas toujours le cas de nos jours dans les publications de ce genre), ce dossier destiné en principe aux enseignants des premier et second degrés devrait intéresser plus largement tous ceux qui développent un intérêt pour le passé de la Martinique, qu’ils soient ou non féministes. Chacun pourra tirer son miel des documents réunis ici, même s’il ne sera pas nécessairement convaincu par la portée heuristique du « paradigme », présenté comme nouveau par les auteurs, qui associe – comme le précise l’introduction – « une problématique de relations entre les genres et un rapport colonial de domination-sujétion ». Bien que ces deux éléments soient évidemment présents dans l’histoire de la Martinique – comme de beaucoup d’autres contrées au demeurant – il est dommage que les auteures n’aient pas tenté d’aborder, encore moins d’expliquer, ce qui apparaît comme une constante de ces contrées, justement, à savoir toutes ces familles monoparentales, aujourd’hui comme hier, dans lesquelles la mère, sans compagnon stable, supporte toutes les charges mais en contrepartie réunit tous les pouvoirs du chef de famille. Dans le même ordre d’idées, si la faible fécondité des esclaves est mentionnée, elle est imputée à un calcul économique des maîtres (le prix de revient d’un esclave importé serait moindre que le coût de l’élevage d’un enfant depuis la naissance) : la raison souvent invoquée du refus des femmes esclaves de mettre au monde des enfants qui seraient à leur tour condamnés à l’esclavage n’est pas examinée.

Mais ces remarques n’enlèvent rien au mérite essentiel du livret, qui est de rendre disponible à un large public une somme de documents difficilement accessibles pour qui n’est pas historien de profession et dont l’intérêt pour la connaissance du passé et la compréhension du présent s’avère incommensurable.

 

Par contraste avec la vision diachronique des Archives, Alexandre Cadet-Petit (AC-P) se tourne résolument vers les Martiniquaises d’aujourd’hui, nos sœurs ou nos compagnes. Il le fait sous forme littéraire, en entrecroisant les parcours de quelques femmes : trois enseignantes, une militante politique, une musicienne, une employée des postes, plus une ou deux lycéennes. Quoique le livre se présente comme un roman, il ne faut pas y chercher une intrigue bien ficelée. L’énigme qui intéresse l’auteur ne se cache pas au bout d’un scénario mais à l’intérieur de chacune des femmes qui habitent ses pages. Bien que présentant chacune un caractère bien typé, elles ont en effet comme trait commun de ne cesser de surprendre les hommes qui les côtoient.

L’une, la plus douée pour la vie, tombe amoureuse d’un homme jeune, beau, riche et bien membré, avant d’embrasser la carrière politique. Une autre, mal dans sa tête, martyrise un mari visiblement dépassé par ses états d’âme. Une autre est trompée et cherche peut-être à se venger. Une autre, au contraire, trompe un mari épousé par erreur et qui la déçoit. Une autre croque tous les mâles qui passent… à condition de pouvoir leur soutirer quelque chose. Une autre enfin, parfait exemple de la salope, s’arrange pour débiner le mari de sa meilleure amie, devant cette dernière, chaque fois qu’elle en a l’occasion.

A côté de ces personnages féminins dont le portrait est sculpté au couteau dans une pâte épaisse aux couleurs vives, les partenaires masculins semblent par contraste bien ternes. A vrai dire, ils existent à peine, condamnés qu’ils sont à un rôle de faire-valoir. Il ressort quand même du récit une attitude générale de leur part faite de passivité en face de la femme aimée (ou désirée), laquelle, du coup, n’a aucun mal à les mener par le bout du nez (ou d’autre chose…).

A ce pessimisme concernant le rapport entre les sexes, s’ajoute celui qui ressort des portraits –très fouillés, ceux-là – des protagonistes féminins. Après tout, si les qualités des femmes décrites par l’auteur en faisaient des êtres incontestablement supérieurs, il n’y aurait pas de mal à ce qu’elles dominent leurs partenaires ! Mais c’est loin d’être le cas. Sans même parler d’Hortense, la « mal dans sa tête », qui étale complaisamment ses souffrances intérieures, les autres ne donnent pas une idée beaucoup plus encourageante de la gent féminine. Si ses représentantes apparaissent sans doute moins naïves que les hommes, elles se montrent aussi plus futiles, plus fragiles, et même les intellectuelles semblent davantage concernées par la contemplation de leur nombril (ou de leur corps jamais assez parfait) que par l’approfondissement des idées générales.

Il ressort de ce livre que l’auteur connaît trop bien les femmes pour les aimer candidement. L’empathie qu’il manifeste sans nul doute à leur égard ne l’empêche pas de voir chez elles toutes sortes de travers. Peut-être est-ce justement cela qui permet aux deux sexes de s’aimer, malgré tout, la constatation que chacun a ses manques, même si, à l’évidence, il ne s’agit pas des mêmes ?

La littérature ne doit pas seulement instruire. Elle doit encore séduire. Sur le premier point AC-P ne se contente pas de nous en apprendre beaucoup sur la femme et son rapport au sexe opposé. Sa peinture des mœurs martiniquaise touche souvent juste, quand il explique par exemple combien il est facile de faire du profit en jouant sur les « besoins et désirs immédiats de la population ici trop vite passée du mulet à la BMW, en tout cas pressée de tout avoir à bride abattue parce qu’hier avait manqué » ; quand il nous narre les aventures de l’esclave Colineau, « grand débrouillard » ; ou encore quand il décrit comment on peut, à partir d’un simple garage planté sur un terrain, aboutir à une belle villa de six pièces tout confort ; ou enfin quand il conteste l’exploitation paternaliste des vieilles personnes par les médias martiniquais. Quant à la forme, si elle est parfois déroutante, AC-P a un ton bien à lui qui ne laisse pas indifférent, avec maintes trouvailles comme par exemple « la main froissée » d’une grand-mère, ou ce tableau du dîner d’un célibataire : « la désinvolture d’une nourriture trop grasse hasardeusement téléphonée chaque soir, l’affliction de l’assiette en plastique et l’a fortiori d’un repas crachouillé debout en bord de la chaise »… Comme on ne peut pas faire que des compliments, à moins de renoncer à toute crédibilité, j’ajouterai néanmoins que les passages censément extraits des journaux intimes des deux caractères principaux (Élista, l’aspirante politicienne et Hortense, la paumée), avec leur prose appliquée, surchargée – certes à dessein – par la recherche du « beau style », m’ont d’autant moins convaincu que, sur le fond, ces exercices d’introspection forcenée finissaient par devenir lassants.

Quoi qu’il en soit le lecteur martiniquais (et, espère-t-on, d’ailleurs également) a la chance de disposer désormais de deux ouvrages très différents tant par les intentions que par le fond et par la forme, mais tous les deux instructifs et d’une lecture agréable, qui l’aideront à appréhender d’un peu plus près les mystères de la femme en général et de la Martiniquaise en particulier.

Michel Herland