Les gondoles de l’usine à rêves

Regarde les lumières, mon amour, Annie Ernaux, Seuil, 72 p., 5,90 euros.

— Par Patrice Trapier —
regarde_les_lumieresLes lumières de la vie se sont éloignées des centres urbains pour se poser dans d’immenses zones commerciales ultra-taylorisées assouvissant (tout en la suscitant) une très large palette de désirs planétaires. Ces scintillements artificiels suscitent du rêve, comme les arbres de Noël, mais aussi un dégoût et une aliénation grandissants. Pendant ce temps, les familles les plus aisées s’émerveillent des retrouvailles avec un commerce de proximité.

Annie Ernaux nous livre le journal de ses visites entre 2012 et 2013 à l’hypermarché Auchan de Cergy. Publié dans la collection de Pierre Rosanvallon qui raconte le roman vrai des invisibles, ce texte offre des intuitions de sociologue et des fulgurances de romancière.

On y saisit comment ce point de rencontre de populations diverses se réinvente en permanence ; comment coexiste l’individu et le collectif, les pauvres (rayons discount) et les moins pauvres (rayons bio) ; comment le commerce organise la perpétuelle accélération du temps (les fêtes religieuses, plus seulement catholiques, les vacances, la rentrée, les soldes…) ; comment les caissières, prolétaires des temps modernes, sont remplacées par des robots ; comment le chômeur occidental profite du tee-shirt à 7 euros pendant que ses frères du Bangladesh meurent dans l’effondrement de leur usine ; comment le désir (cette mère soufflant à sa fille : « Regarde les lumières, mon amour ») s’évanouit sitôt le prétexte passé (les cartons de jouets neufs délaissés après Noël)…

Par ce texte court et percutant, Annie Ernaux dessine la triste absurdité d’une société ayant remplacé le travail et la culture par le culte mortifère de l’hyperconsommation. Ce pourrait être déprimant, mais Annie Ernaux possède, comme son voisin normand Maupassant, une plume à la beauté noire et à la stupéfiante intelligente. Tant que de tels livres existent encore, tout n’est (peut-être) pas perdu.

Patrice Trapier – Le Journal du Dimanche
http://www.lejdd.fr/Culture/Livres/Regarde-les-lumieres-mon-amour-le-dernier-livre-d-Annie-Ernaux-658519