Les FEMMES selon Nicolas NABAJOTH : « ANIMA »… ou « ANIMÂLES » ?

Par Scarlett Jesus —

Après « HOMO ACTUM », portant sur la figure de l’homme antillais, Nicolas NABAJOTH avait présenté à l’ARS (Dothemare), en mars 2021 entre deux confinements, une série de 30 photographies consacrées à la Femme. Ce sont 17 photographies parmi celles-ci qu’il expose aujourd’hui, du 10 mars au 11 avril à la Fabrique, rue Achille René Boisneuf, à Pointe-à-Pitre. Des photographies en grand format de femmes noires, en noir et blanc, réalisées avec un appareil numérique Nikon D700, lui permettant d’obtenir un rendu proche des clichés argentiques.

Parce qu’il a fait le choix, à travers 17 photographies, de ne retenir que des portraits de femmes noires, Nicolas NABAJOTH avait-il comme seul objectif de magnifier la beauté des femmes de couleur ? Une telle interprétation serait réductrice et pourrait se voir accusée de réactiver des clichés de nature exotique.

Ce serait surtout faire preuve de myopie, oubliant de retenir le propos du photographe qui dit vouloir, à travers la spécificité d’une démarche de nature introspective, chercher à « mieux comprendre les causes qui peuvent rendre complexes les relations entre hommes et femmes sous nos latitudes et même ailleurs ». Ce serait ne pas voir que « ANIMA » se définit par rapport à son contraire « ANIMUS ». Quelles que soient les références auxquelles ces notions peuvent renvoyer. D’un côté, Gaston BACHELARD estimait que l’ANIMA, relevait d’une rêverie poétique proche de ce que Edouard GLISSANT définissait comme étant « le droit à l’obscur », par opposition à l’ANIMUS qui renverrait à l’intelligibilité de la pensée intellectuelle ; une « obscurité » que le public peut ressentir face à ces représentations de la femme qui interrogent, donnent libre cours à toute sorte d’imaginations poétiques, tout en et gardant leur mystère. D’un autre côté, et c’est cette référence dont se réclame ouvertement Nicolas NABAJOTH, l’ANIMA selon le psychanalyste Carl Gustav JUNG désigne la part féminine de tout homme, tout comme l’ANIMUS à l’opposé serait la part masculine de la femme. Les photographies des corps de femmes prises par un homme, Nicolas NABAJOTH, correspondent alors à des représentations imaginaires de la Femme (qui n’est plus exclusivement noire), véritables archétypes que tout homme véhicule dans son inconscient.

 

Cette construction imaginaire se dévoile immédiatement à travers le choix délibéré de l’affiche de l’exposition. Qu’y voit-on ?

On repère immédiatement l’antillanité de la femme créole, coiffée d’un chapeau de paille, assise, jambes écartées sur un ti’ban, à la façon des vendeuses du marché. Mais des dissonances nous intriguent : les attributs du modèle, des talons et un bracelet, ne désignent pas une maraichère mais plutôt une jeune citadine aux mains fines. Sa chemise sensée cacher sa nudité, dévoile plutôt qu’il ne le cache un corps érotisé, mince et musclé, attirant le regard vers cet entrejambe que désigne la pointe de l’étoffe claire. Impudique, elle cache son identité en rabattant son chapeau sur son visage. Le mystère du personnage se voit renforcé par le fond, d’un noir profond sur lequel sa silhouette se détache, et les jeux d’ombre et de lumière qui l’irréalisent, telle une apparition opérant une séduction qui peut s’avérer dangereuse.

Nous retrouvons cette figure de la femme qui incarne et suscite le désir dans d’autres photographies, qui vont la représenter dans des postures provoquantes, associant nudité et bijoux.

Une telle représentation n’est pas sans évoquer ERZULI-FREDA, incarnation de la beauté et de l’amour, dans le vodou haïtien. Le visage masqué mais les seins nus sur lesquels se concentre la lumière, elle reste anonyme tout en donnant l’image d’une liberté sexuelle fièrement revendiquée, dans une pose provoquante. Face au photographe elle semble surgir au milieu de la nature pour le défier, doubout, jambes écartées et mains sur les hanches, à la façon d’un ti’mal. Le noir profond de son drapé tout comme celui de son slip contrastent avec le scintillement de ses bijoux, accentuant le mystère d’une apparition tout à fit irréelle. Comme dans la précédente photographie, cette « métamorphose » relève du fantasme et laisse la porte ouverte à l’imagination du « regardeur » qui ne peut qu’être saisi par la puissance d’une telle évocation, emprunte de mystère. Comment ne pas songer au poème de BAUDELAIRE « Les Bijoux », dont l’érotisme valut à son auteur une condamnation pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs » ?

« La très chère était nue et, connaissant mon cœur,

Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores… »

Une autre photographie semble d’ailleurs illustrer à la perfection la suite du poème :

« Les yeux fixés sur moi comme un tigre dompté

D’un air vague et rêveur elle essayait des poses

Et la candeur unie à la lubricité

Donnait un charme neuf à ses métamorphoses. »

ERZULI-FREDA cède la place ici à d’autres fantasmes. Intitulée « Le SHINX » par le photographe, la femme de cette autre photographie pourrait aussi bien évoquer MANLAN DLO, cette sirène qui grâce à ses pouvoirs surnaturels, charme les marins et fait chavirer les navires. L’étrangeté du personnage est accentuée par l’animalité de la pose horizontale d’un corps à demi immergé ; par la lumière qui se concentre sur un visage à la fois sévère, énigmatique et menaçant ; et par une coiffure sophistiquée, mêlant tresses enroulées et papillons, le tout retenu par des bâtonnets. Mi femme, mi animal, le corps à moitié dans l’ombre et à moitié dans la lumière, elle inquiète par la fixité d’un regard directement dirigé sur celui qui lui fait face ; un regard qui tue, comme celui de la MEDUSE qui, dans la mythologie, avait le pouvoir de pétrifier tout mortel qui le croisait.

Les fantasmes d’une femme indépendante, puissante, dominatrice et détentrice de pouvoir se retrouvent dans une autre photographie mettant en scène une femme guerrière et rebelle. Une sorte d’AMAZONE aux seins comme « bridés ». Elle est représentée assise « en majesté », de profil, le visage déterminé, dans une posture de déesse incitant à la vénération.

 

Pour clore cette présentation sélective des photographies de Nicolas NABAJOTH évoquant, sur le mode du fantasme, la(les) Femme(s) antillaise(s) et dont les représentations font obstacles à des relations harmonieuses entre les hommes et les femmes, je terminerai par une photographie que j’intitulerai « La Femme au sabre ». Celle-ci me semble donner forme au malaise éprouvé l’homme dans la relation qu’il entretient avec la Femme. Un malaise déjà présent de façon plus ou moins implicite dans nombre de photographies, et qu’en psychanalyse on pourrait qualifier d’angoisse de castration. Certes, on pourrait, avec cette dernière photographie s’en tenir à la version réaliste de la représentation d’une travailleuse des champs. Mais, cette femme n’est-elle pas ici trop bien habillée, trop bien coiffée, parée et maquillée pour aller couper de la canne ? Son air hautain, son regard « de travers » et la façon de tenir bien en mains à hauteur d’homme son coutelas ont quelque chose de terrifiant.

 

Le choix de cette femme est la preuve supplémentaire, s’il en fallait une, que Nicolas NABAJOTH ne s’intéresse pas uniquement à la beauté de ses modèles, mais qu’il cherche, à travers celles-ci à rendre compte du statut symbolique des représentations de la Femme aux Antilles. Une femme « virile » en quelque sorte qui me fait dire que cette exposition « ANIMA » aurait pu tout aussi bien s’appeler, pour utiliser un mot valise, « ANIMÂLES », formé à parti de « anima », « animal » et « mâle ». Ou encore « FANM’FO »… si le titre n’avait pas déjà été choisi par la Martiniquaise Adeline RAPON, pour son exposition, fin 2021, dans le cadre des Rencontres photographiques du Xème arrondissement. Il s’agissait alors d’autoportraits en couleur inspirés de tableaux, portant sur les métamorphoses qu’autorisent le vêtement.

Il reste qu’à sa façon, Nicolas NABAJOTH nous parle, lui aussi, de lui et de l’héritage que les femmes de sa famille et de son entourage lui ont transmis. Cette façon d’aborder le domaine de l’intime a quelque chose de très nouveau sur la scène artistique guadeloupéenne en général, et dans celui de la photographie en particulier. Une démarche originale qui mérite d’être signalée. Et cela, indépendamment de la très grande qualité artistique des photographies exposées.

Scarlett JESUS, critique d’art, membre d’AICA sc et du CEREAP.