Les diffusions en direct du Théâtre de la ville  :  « Un furieux désir de bonheur »

— par Janine Bailly —

Vendredi 26 février. Samedi 27 février à 15 heures (heure de Paris), sur Facebook  et Youtube

En direct, car il ne s’agit pas à proprement parler de “théâtre filmé”, les acteurs jouant à chaque représentation sur la scène, devant une salle privée de spectateurs, jouant jusqu’au simulacre du salut final. Un salut inhabituel, angoissant presque d’être offert et vu dans un si total silence !  Pendant ce mois de février, le Théâtre de la Ville à Paris poursuit son engagement envers la jeunesse, les soignants, les enseignants. Après J’ai trop d’amis, Nos amours bêtes, Alice à travers le miroir, Alice et autres merveilles, voici donc Un furieux désir de bonheur, diffusé en direction des familles, des hôpitaux, des centres de loisirs, et des écoles qui ne sont pas en vacances.

En écho à Olivier Letellier, qui pour présenter ce nouveau  spectacle s’appuie sur la formule « Oser dire ses désirs », Emmanuel Demarcy-Mota, directeur de la structure, initiateur  dès le premier confinement de l’opération “Les Directs”, nous rappelle une fois encore que le théâtre, s’il est empêché, continuera en dépit de la fermeture des établissements au public :  « Rien ne nous arrêtera dans notre désir,  nous ferons tout pour ne pas avoir peur ». La diffusion de cette nouvelle œuvre nous convie à « un voyage de théâtre » depuis la salle des Abbesses, un voyage suivi par quatre mille enfants à ce jour, enfants des écoles et des hôpitaux, mais aussi par des adultes, chez eux. Le metteur en scène réalise  son vœu d’aller « au plus près des enfants… pour aider les jeunes à grandir… en classe, on partage ses émotions après le spectacle, des discussions ont lieu… ». Et par “jeunes”, il faut entendre aussi, précise-t-il, « ceux qui “vont” au théâtre pour la, première fois » — grâce à ces captations intégrales ?

En ces temps tragiques et troublés, le texte de Catherine Verlaguet¹, entre réalisme et poésie,  lucidité et utopie, est porteur d’espoir. Il nous apprend que « si on dit ce qu’on désire, cela a déjà une chance d’exister… et les autres aident à réaliser ce désir ». Une leçon de vie, au-delà de toute morale confite, pour apprendre à devenir qui l’on est, pour ne pas s’arrêter au seuil de ses rêves, et l’injonction finale « Tu peux », psalmodiée par le choeur des personnages, est un encouragement à agir, à faire, à être. À construire sa vie au lieu de la subir. À ne plus se tenir paralysé sous le regard ni le jugement des autres. Et l’écriture de la dramaturge fait mouche, qui a le sens des formules, belles dans leur justesse, leur efficacité, leur profonde humanité.

Ceci est « une histoire de la contagion du bonheur. Sept personnes racontent des fragments de leur vie. Elles sont liées grâce à l’une d’entre elles, qui fait un pas de côté… », dit Olivier Letellier², et c’est ce “pas de côté” qui fera bouger les lignes. Grâce à lui, chacun se révèlera à soi-même. Celle par qui le changement  arrive n’est autre que la grand-mère Léonie, elle a soixante-dix ans, elle ne veut pas se coucher pour attendre passivement la mort. Ne se résignera pas à mourir sans s’être réalisée. Pendant toutes ces années elle a fait ce qu’on lui demandait, maintenant elle va  danser, elle va partir, « voyager le monde », partir pour vivre, car elle aime mieux « mourir vivante que vivre morte ». Elle va prendre le temps de vivre heureuse, elle qui si souvent a dit oui alors qu’elle avait envie de crier. Puisqu’elle veut maintenant être « le vent qui fait danser la vague » !

Il faut dire le désir, toujours, et célébrer la vie qui éclate en feu d’artifice final, en nuages de serpentins verts égaillés sur la scène. Dire avec les mots, danser les mots / dire avec les corps, danser les révoltes, et les destins en devenir… Sans autre accessoire qu’un fauteuil de cuir profond sur lequel prendre appui, mais dans les ombres et les  lumières savamment distillées, qui dévorent ou font exulter tour à tour les corps des comédiens. Corps en mouvements, éléments essentiels de nos relations. Corps pour « exprimer un état intérieur, dire ce que le personnage lui-même ne dit pas, avant qu’il prenne conscience de ce qui a lieu » : tel est le désir du réalisateur secondé par sa chorégraphe. Aussi les gestes et les pas, tantôt coulés harmonieux et tendres, tantôt en saccades et brusquerie, viennent-ils nous parler d’amour ou de désamour, de soumission ou de révolte.

Le spectacle est de ceux qui génèrent l’émotion, en dépit du filtre imposé par l’écran. L’énergie, le dynamisme, la conviction, oserais-je dire la foi que les sept comédiens apportent sur scène, franchissent la barrière et nous touchent au cœur, où que nous soyons ! Et comme la Madame Bertini de René Allio³, la vieille dame indigne qui dans le film éponyme s’en va au grand dam de sa famille courir le monde en deux-chevaux, après avoir accompli son travail d’épouse et de mère, comme elle Léonie dans cette “re-naissance” ne peut d’abord aux yeux de sa fille Élise qu’apparaître malade, hors de son état “normal”. Élise qui affirme dans le cri « Je suis celle qui tient, je ne suis pas une lâcheuse, je cours pour joindre les deux bouts », Élise qui s’est soumise à toutes les injonctions familiales et sociétales.… Élise qui vaincue finira par dire ses rêves, aussi simples et quotidiens que l’humidité de l’herbe où il ferait si bon s’asseoir.

L’acte que pose la grand-mère Léonie est le catalyseur, qui entraîne des réactions en chaîne : son fils a coupé les ponts avec la famille, déclarant : « J’ai froissé la première page de ma vie, j’écrirai tout seul la deuxième »,  lui qui quinze ans plus tard reviendra, toute honte dépassée, toute colère “mâchée”, son homosexualité et son amour pour le bel Éric enfin assumés. Sa petite fille Sarah deviendra « la princesse de sa propre vie », et suivant les conseils de Léonie, prendra le train qui doit être le sien – celui du dessin et non du cabinet de comptabilité maternel –, au lieu de le regarder passer, sous peine d’un jour « avoir soixante-dix ans et une vie toute ridée »… Sarah décidera de sa vie avant d’aider à son tour son jeune ami et voisin autiste à rejoindre et le monde et son amour pour Zaïna. Zaïna par qui justement les petites histoires personnelles se conjugueront à l’aune de l’histoire du monde, puisqu’après avoir traversé des guerres et des pays difficiles, après avoir marché vers la paix, elle est entrée en France sans papiers, en temps que mineure isolée. Puisqu’elle va cristalliser l’attention de tous, reconstruire avec eux et par leurs soins son identité perdue. Après avoir été la migrante, celle « qui baisse la tête pour être recueillie comme on recueille un chien », elle se tiendra debout dans l’intégrité du monde. Car s’il est responsable de nos peurs,  ce monde est beau, aussi. « Entre les gens », dit la vieille dame qui en un sursaut a retrouvé sa jeunesse et rendu aux autres la leur, on y voit « voltiger des papillons » et « dans le miroir des flaques d’eau, des images à l’envers…  le monde est sombre tant que tu gardes les yeux fermés, alors ouvre les yeux, respire… ».

Texte : Catherine Verlaguet. Mise en scène : Olivier Letellier. Chorégraphie : Sylvère Lamotte. Collaborateur artistique : Jonathan Salmon. Création sonore : Mikael Plunian. Création lumières & scénographie : Sébastien Revel. Costumes : Juliette Gaudel. Avec Marie-Julie Debeaulieu, Thomas Guené, Jeanne Favre, Geneviève de Kermabon, Ninon Noiret, Matéo Thiollier-Serrano, Jules Sadoughi.

Autres diffusions annoncées : Théâtre : Ionesco suite, le 5 mars à 14 h, le 6 mars à 19h. Concert : Bertrand Belin, le 8 mars à 21h.


  1. Catherine Verlaguet était comédienne avant de se consacrer à l’écriture théâtrale. Depuis 2010, son théâtre s’adresse aussi eux enfants. Pour eux, elle écrit des pièces percutantes, comme Braises, Entre eux deux et Les Vilains Petits. Pour Olivier Letellier,  elle est aussi adaptatrice de Oh Boy ! de Marie-Aude Murail, Molière Jeune Public 2010, et de La Mécanique du hasard, d’après le roman Le Passage, de Louis Sachar. Elle a co-signé, avec Magali Mougel et Sylvain Levay, La nuit où le jour s’est levé, et conçu avec Fady Jomar le livret de Kalila Wa Dimma, un opéra du compositeur Moneim Adwan créé au Festival d’Aix-en-Provence 2016.
  2. Olivier Letellier, metteur en scène français, s’est formé à l’école Jacques Lecoq. Directeur artistique du Théâtre du Phare qui porte ses projets, des projets croisant l’art du conte avec différentes disciplines (théâtre, théâtre d’objets, photographie, vidéo, création sonore, marionnettes, arts plastiques, danse, cirque…), en direction de tous les publics, il est actuellement artiste associé au Théâtre de la Ville. Il noue des relations privilégiées avec certains auteurs contemporains. Par exemple,  il a  créé et interprété, en 2007, La Mort du roi Tsongor, d’après le roman de Laurent Gaudé. 
  3. Synopsis du film de René Allio,  La Vielle Dame indigne (1965) : À Marseille, une vieille femme, Madame Bertini, se retrouve seule à la mort de son mari. Tous ses enfants sont mariés et dispersés dans la région, à part Albert et Gaston qui sont restés à Marseille. Par intérêt pour l’héritage, les deux fils cherchent à accaparer leur mère. Mais elle décline leur invitation et, avec le peu d’argent reçu des ventes de l’entreprise familiale en faillite et de tous les biens qui avaient constitué son quotidien jusqu’alors, elle s’achète une voiture et part à l’aventure en compagnie d’une serveuse de bar, Rosalie, une jeune femme très libre pour laquelle elle s’est prise d’amitié, ainsi que d’Alphonse, un cordonnier libertaire

Fort-de-France, le 26 février 2021