Les années BUMIDOM en Martinique. Volet 1

I – La Martinique, d’une terre d’immigration à une terre d’émigration

— Par Yves-Léopold Monthieux —

Nous sommes en 1900, un peu avant un peu après. Avec environ 150 000 habitants, la composition ethnique de la population post-esclavagiste est à peu près constituée. Les apports successifs qui l’ont formée sont en place. Ils viennent d’Europe (les colons), d’Afrique (les anciens esclaves puis les arrivées suivantes), d’Orient (les Indiens et les Chinois) et du Moyen-Orient (les Libanais et autres). Tandis que les Caraïbes qui survivent se perdent dans le métissage et le rapprochement des deux Indes. Comme toutes les Antilles, la Martinique est désormais une terre d’où l’on part bien plus qu’une destination. Née de l’immigration, la population martiniquaise participe à partir du début du 20ème siècle aux flux migratoires intra-caribéens et ceux des îles vers les continents. L’immigration saisonnière agricole déroge très peu à la règle selon laquelle la Martinique n’attire pas pour des raisons économiques mais pour son niveau de développement humain. Quoi qu’il en soit, toutes proportions gardées, il n’y a pas plus aujourd’hui de Martiniquais à Paris que de Cubains ou d’Haïtiens à Miami ou à New-York.
Le BUMIDOM ouvre la migration interne aux plus humbles.
Les premiers départs ont lieu dès le début du siècle dernier, au moment de la crise de l’industrie sucrière. Ce sont les appels du Panama et du Venezuela. Par ailleurs, l’attrait des Antillais pour les métropoles se développe de sorte que chaque pays caribéen possède deux capitales, la principale sur son territoire, la seconde dans une métropole, aux USA ou en Europe. Ainsi, après Port-au-Prince, la seconde capitale d’Haïti est Miami tandis que Londres et sa banlieue possèdent, pour chacune des îles anglophones, des ilots de populations dont le volume approche celui de Roseau, de Bridgetown ou de Castries. C’est pareil en Ile de France pour les ressortissants des DOM (on parle de 5ème DOM), sauf qu’à leur arrivée en France ils sont déjà Français. Il s’agit donc d’une migration interne, organisée et sécurisée par l’accession aux mêmes droits que les Français de France. C’est vrai, ces droits n’effacent pas d’un trait de plume ni la xénophobie ni le racisme ni la discrimination qui sont hélas les ingrédients de toutes les migrations, même d’Européens en Europe.
Si le BUMIDOM permet d’amplifier cette migration interne, il ne la crée pas. Dès le début des années 1950, le nombre de départs pour la métropole s’envole. Après la départementalisation, l’engouement patriotique prospère et la magie de l’« aller en France » s’opère. Bref, le sentiment assimilationniste triomphe. Qui sont concernés par ces départs ? D’abord ceux qu’on pourrait appeler des « institutionnels » : les militaires, les étudiants et les lauréats des concours administratifs. Ceux-ci bénéficient d’une assistance officielle qui peut apparaître comme une prémisse du BUMIDOM. Les autres ont les moyens de se payer un billet pour la France ou se font aider par leurs familles. Rarement livrées à elles-mêmes, elles sont souvent attendues par des proches ou des amis. C’est peu dire que ces départs sont peu accessibles aux plus humbles.
Le choix entre les berges de Fort-de-France et la banlieue parisienne
Sous le régime colonial, seuls partent en France les bourgeois et les fonctionnaires ainsi que des étudiants, qui en sont généralement issus. A partir de 1950, les possibilités s’ouvrent à une autre frange de la population avant d’être plus largement répandues, à partir de 1963, par le Bureau des migrations des départements d’Outre-Mer (BUMIDOM). En 1930 on part pour Paris, venant des rues bourgeoises de Fort-de-France. En 1965 on part de Grand-Rivière ou de Ste Anne. Un grand nombre de ces campagnards s’arrête à Fort-de-France. Mais, contrairement à toutes les grandes villes qui reçoivent l’exode rural comme un moyen de leur développement, Fort-de-France présente ces « descendus » (comme on les appelait) comme une charge, un facteur de son immobilisme. Un prétexte disent certains, à cet immobilisme. L’édilité n’a pas su mettre ces forces vives au service de sa croissance, mais elle saura s’en servir électoralement. Il s’ensuit, chez ces hommes et ces femmes, une situation d’obligés de la ville, voire de « secourus » qu’on ne cesse, aujourd’hui encore, de rappeler à qui ils doivent cet heureux sort.
Certains migrants peuvent regretter leur départ au vu de la situation de certains de leurs parents restés en Martinique. Ces regrets se manifestent rarement à l’égard de ceux qui habitent les bidonvilles de Fort-de-France. Entre Sarcelles et Volga-Plage ils préfèrent Sarcelles. Bien qu’elle empêche que la ville capitale ne soit vraiment paralysée, la migration BUMIDOM est la seule qui soit sujette à ce niveau de contestation. L’accident démographique de 1902 (30 000 morts en quelques secondes), a été immédiatement suivi par le départ vers le Panama et le Venezuela de plus de 6 000 Martiniquais. On n’impute pas à cette saignée du ¼ de la population un impact aussi négatif que le BUMIDOM. Par ailleurs, la venue des survivants de l’éruption à Fort-de-France, comme dans toutes les autres localités y compris guyanaise, avait concouru à l’essor du chef-lieu.
Le BUMIDOM se poursuit à travers l’ANT puis l’ADOM et souvent grâce aux aides de la CTM.
En réalité, la migration antillaise en France ne suscite un intérêt politique qu’à l’avènement du BUMIDOM. Cet organisme est considéré par ses détracteurs comme le pur produit de l’assimilation. Dès son avènement, au moment où les idées anticolonialistes font des ravages, le BUMIDOM devient l’hydre à abattre et les « anticolonialistes », les vrais prescripteurs de l’histoire martiniquaise. Les départs précédents n’avaient ému personne. La fuite actuelle de la jeune élite martiniquaise n’émeut pas davantage les vieux idéologues qui sont nombreux à inciter au départ leurs propres progénitures.
Quoi qu’il en soit, les ressortissants des DOM n’ont pas attendu le BUMIDOM pour migrer en métropole. En effet, si l’on se réfère au premier grand recensement de 1962, la population antillaise avait déjà doublé en moins de dix ans, en France, entre 1954 et 1962. La suppression de l’organisme n’a pas vraiment diminué cette migration interne. En réalité le phénomène du BUMIDOM survit à travers l’ANT puis l’ADOM, souvent avec l’aide de la Collectivité territoriale de Martinique (CTM). Au contraire, l’insuccès de la politique décentralisée l’a transformé en un véritable exode des jeunes qui ne sont plus en quête de formation mais en mode de fuite des cerveaux. On se plaignait jadis que la France profite des bras martiniquais, aujourd’hui la matière grise martiniquaise lui est offerte en abondance. Ceux qui avaient manipulé et traumatisé la jeunesse en détresse pendant toutes ces années du BUMIDOM sont sans réaction face à cette nouvelle jeunesse qui, instruite comme eux et souvent bien davantage, ne s’en laisse pas compter. En plus de la baisse naturelle de la natalité, c’est très immédiatement l’absence de cette jeunesse post-BUMIDOM et de leurs enfants qui est la cause du péril démographique. (A suivre La prise en otage du BUMIDOM par l’idéologie (II)).
Fort-de-France, le 29 mai 2018
Yves-Léopold Monthieux

 

Les trois volets :

I – D’une terre d’immigration à une terre d’émigration

II – La prise en otage du BUMIDOM par l’idéologie

III– Les faux prétextes du faux déclin des années BUMIDOM