Lecture en crise, jeunesse en jeu

Les États généraux de la lecture pour la jeunesse : un tournant décisif pour l’accès au livre, en France et dans les Outre-mer
— Par Sarha Fauré —

Les États généraux de la lecture pour la jeunesse (EGLJ), organisés par les ministères de la Culture et de l’Éducation nationale, ont présenté leurs conclusions le lundi 1erʳ décembre, lors du dernier jour de la 41ème édition du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, un événement qui a rassemblé plus de 196 000 visiteurs. Ce rendez-vous marque une étape déterminante : celle de la synthèse d’une vaste consultation nationale visant à redonner aux jeunes le goût de la lecture et à bâtir une politique publique ambitieuse, durable et inclusive.

Face au déclin préoccupant de la lecture chez les jeunes, la France a engagé en 2024 un vaste chantier : les États généraux de la lecture pour la jeunesse (EGLJ). Pilotés par les ministères de la Culture et de l’Éducation nationale, ces États généraux ont réuni, durant plusieurs mois, l’ensemble des acteurs concernés – enfants et adolescents, familles, enseignants, bibliothécaires, auteurs, éditeurs, associations, collectivités – afin de comprendre les causes profondes du désengagement des jeunes vis-à-vis de la lecture et de proposer des réponses à la hauteur de l’enjeu.

Ce mouvement national, qui se veut structurant et durable, prend une dimension particulière lorsqu’on y intègre les territoires ultramarins, où les besoins en lecture publique sont encore plus marqués, et où l’enjeu culturel touche directement aux problématiques de cohésion sociale, d’égalité des chances et de continuité républicaine.

1. Une crise nationale de la lecture, objectivée par les données

Les États généraux s’ouvrent sur un constat alarmant.

Un effondrement du temps consacré à la lecture

Une étude Ipsos/CNL (2024) révèle que les jeunes de 7 à 19 ans lisent en moyenne 19 minutes par jour, contre plus de 3 heures d’écran. Les écrans, omniprésents, imposent un régime cognitif fragmenté, incompatible avec l’attention longue nécessaire à la lecture.

Un problème de compréhension inquiétant

À la dernière rentrée, seulement un élève de CM2 sur deux était capable de comprendre un texte simple sans aide. Selon Nicolas Georges, directeur du livre au ministère de la Culture, les “bons élèves d’aujourd’hui” atteignent péniblement le niveau d’un élève moyen des années 1980 : un recul historique.

Une lecture perçue comme contrainte

93 % des jeunes estiment que la lecture est dévalorisée.
75 % déclarent que l’école ne leur donne plus envie de lire.

La lecture est vécue comme une obligation, non comme un plaisir ou une pratique culturelle. Pourtant, les jeunes affirment qu’ils pourraient aimer lire autrement : si les textes étaient plus proches de leurs préoccupations, plus variés, mieux présentés, et si la lecture reprenait une dimension sociale et partagée, à l’image de BookTok.

2. Les Outre-mer : un déficit structurel qui aggrave les inégalités

Les États généraux mettent également en lumière une réalité trop souvent invisible : la fragilité structurelle de la lecture publique dans les territoires ultramarins.

Des contrastes extrêmes entre les territoires

Les onze territoires ultra-marins, tous plurilingues et culturellement divers, présentent des situations radicalement différentes :

Couverture intégrale en bibliothèques : La Réunion, Saint-Pierre-et-Miquelon.

Quasi absence de bibliothèques publiques : Wallis-et-Futuna.

Équipements insuffisants, vétustes ou sous-dotés : Guyane, Mayotte, Polynésie, Antilles…

Trois indicateurs révélateurs d’un retard aigu

Les données convergent vers un même constat :

Déficit de surface de bibliothèques par habitant,

Budgets d’acquisition très faibles,

Pénurie de professionnels qualifiés.

Le manque de personnels de catégories A et B empêche de conduire des projets d’envergure : construction, rénovation, médiation culturelle, partenariats scolaires, etc.

Un multilinguisme peu accompagné

La richesse linguistique des Outre-mer devient une difficulté lorsqu’elle n’est pas soutenue par :

une politique éditoriale adaptée,

des collections multilingues suffisantes,

des professionnels formés à ces enjeux.

Des enjeux sociaux et éducatifs renforcés

Dans certains territoires, l’accès à la lecture conditionne directement :

la réussite scolaire,

la prévention des inégalités,

l’insertion professionnelle,

la cohésion sociale.

Comme le rappellent les acteurs culturels locaux :
« L’accès à la lecture détermine tout : la formation, l’emploi, la place dans la société. »

3. Les besoins spécifiques des Outre-mer : former, recruter, structurer

Pour rattraper le retard accumulé, un plan d’action massif et structuré est indispensable.

Former et recruter des professionnels

Les États généraux rejoignent les analyses antérieures : sans professionnels qualifiés, aucune politique de lecture n’est durable. Il est donc nécessaire de :

financer les formations de bibliothécaires locaux,

soutenir leur mobilité vers les centres nationaux de formation,

subventionner les communes pour favoriser le recrutement de cadres.

L’extension du concours particulier de la DGD Bibliothèques à l’ensemble des Outre-mer serait une mesure structurante.
Coût estimé : 1,46 à 2,65 millions d’euros par an, soit environ 1 € par habitant.

Compléments indispensables

une dotation exceptionnelle pour l’achat de livres,

un renforcement des services déconcentrés,

un plan d’équipement adapté aux spécificités climatiques et logistiques insulaires.

4. Les propositions nationales : réenchanter la lecture pour les 0-18 ans

Les États généraux formulent quinze propositions autour de quatre axes majeurs.

Axe 1 – Rendre la lecture désirable

lectures libres et diversifiées,

modernisation de l’approche des classiques,

valorisation des pratiques sociales (clubs, BookTok, lectures publiques),

rapprochement des livres avec les centres d’intérêt des jeunes.

Axe 2 – Former massivement tous les acteurs

Enseignants (toutes disciplines),

Bibliothécaires (dont une montée en qualification dans les Outre-mer),

Animateurs de centres de loisirs,

Parents et professionnels de la petite enfance.

Axe 3 – Mettre les jeunes en contact continu avec des textes

De la naissance à la majorité : lectures offertes, ateliers, clubs, festivals, dispositifs périscolaires.
L’envoi d’une carte de bibliothèque à la naissance montre déjà un effet : +30 % d’inscriptions.

Axe 4 – Construire un plan politique à 10 ans

Le rapport préconise :

un pilotage interministériel,

des objectifs quantitatifs clairs,

un financement pérenne, incluant une éventuelle contribution des réseaux sociaux selon le principe pollueur-payeur.

5. Pour les Outre-mer : un enjeu d’égalité et de continuité républicaine

Les Outre-mer doivent bénéficier d’une politique de lecture conçue non comme un simple prolongement hexagonal, mais comme une politique nationale, adaptée :

aux réalités géographiques,

au multilinguisme,

aux enjeux éducatifs,

aux besoins sociaux.

Redéployer la lecture publique dans ces territoires permettrait de :

réduire les inégalités scolaires,

renforcer la cohésion sociale,

soutenir l’émancipation des jeunes,

affirmer l’unité culturelle de la République.

Un plan d’urgence culturelle et éducative

Les États généraux de la lecture pour la jeunesse marquent une étape décisive :
une prise de conscience nationale face à l’effondrement de la lecture,
et une opportunité historique pour les Outre-mer, où l’accès au livre reste un défi structurel.

Si les recommandations sont suivies et financées, il sera possible reconstruire une génération de jeunes lecteurs, capables de comprendre, de penser, de créer – et d’exercer pleinement leur citoyenneté.

Sarha Fauré