L’écriture de la nature ou le texte vivant

Hannes De Vriese s’entretient avec Patrick Chamoiseau

Docteur en littérature française (Université de Toulouse et Ghent University), Hannes De Vriese a enseigné la langue et la littérature dans le second degré et dans l’enseignement supérieur (Universités de Toulouse et de Montpellier). Dans le cadre de ses travaux de recherche, il s’intéresse à la représentation de la nature et du paysage dans la littérature contemporaine, selon une perspective écopoétique et écocritique, et a publié des articles sur plusieurs auteurs, parmi lesquels Claude Simon, Patrick Chamoiseau, Jean-Philippe Toussaint, Sylvain Tesson ou Jean-Loup Trassard. Il s’intéresse également à la pédagogie et au système éducatif et assure actuellement les fonctions d’inspecteur de l’Éducation nationale dans le département du Gers. Il s’entreteient ici avec Patrick Chamoiseau.

Hannes De Vriese

La quatrième de couverture des Neuf consciences du Malfini présente ce texte comme une fable “qui s’empare de la conscience écologique”. Une telle remarque ne pourrait-elle pas s’appliquer à la plupart de vos textes, à Texaco, à Biblique des derniers gestes, au Papillon et la lumière ou encore à L’empreinte à Crusoé, pour n’en nommer que quelques-uns ?

Patrick Chamoiseau

La conscience écologique fait partie de ce que l’on pourrait appeler la haute conscience. Il n’y a pas de haute conscience sans conscience écologique, mais on ne saurait la résumer à cela. La haute conscience envisage les complexités du Tout-monde, l’effervescence des relations entre les cultures, l’équation désormais déterminante de l’individuation, la nécessité de se créer par soi-même tous les fondements de son rapport au monde, elle relie ce qui est dissocié, distingue ce qui est fusionnel, etc. … En plus, la haute conscience tente de fixer l’altérité la plus extrême qui, aujourd’hui, n’est autre que : l’impensable. Il y a tout cela dans mes livres de manière plus ou moins évidente. Dans cette perspective, la conscience écologique nous ramène à un principe précieux, à savoir que le tout est dans chaque partie, que chaque partie reflète le tout, que les équilibres sont transitoires, que la mutation et le changement sont permanents, que le renouvellement est le principe, que l’incertain et le hasard dominent, et que l’impensable (ce qui dépasse toutes nos capacités de conceptualisation ou de saisie émotionnelle) tétanise le tout. C’est une esthétique, c’est une poétique, mais c’est aussi une éthique qui constitue le soubassement de mes livres…

H.D.V. Faut-il, selon cette lecture écologique, considérer la conscience du malfini comme la nôtre ? Cela serait en fin de compte significatif d’un certain optimisme puisque le récit fait entrevoir, par la conversion du malfini, la possibilité d’un changement de mentalité de la société.

P.C.  La conscience du malfini est effectivement la nôtre ou plus exactement celle d’un vivant ordinaire, d’une conscience ordinaire qui développe sans le savoir une manière d’absolu : je suis au centre du monde, je suis l’aboutissement du vivant, la nature n’est qu’un environnement autour de moi que je peux dominer et exploiter à l’infini, que je peux même offenser et détruire !… Tout cela vous donne ce qui a sous-tendu toutes les conceptions de l’humanisme occidental à ce jour. Certaines cultures anciennes ont mieux inscrit le fait humain dans l’ensemble du vivant, et pratiqué plus ou moins une meilleure pratique de l’horizontale plénitude du vivant. Mais cette conception, souvent liée à de la mystique ou à de l’esprit magique, a été trop rapidement balayée par la science. L’ironie c’est que c’est la science d’aujourd’hui qui nous ramène à la nécessité d’un humanisme plus humble, inscrit dans une horizontale plénitude du vivant. La science confirme l’intuition mystique. Nous pouvons désormais changer sur des bases qui sont celles de la conscience et de la vraie Raison… celle qui n’est pas desséchée par la rationalité…

H.D.V. Dans Les neuf consciences du Malfini, la faune de Rabuchon subit une soudaine mortalité. Il est difficile de ne pas voir dans ce passage une référence à la pollution au chlordécone, pesticide dont l’interdiction ne sera effective qu’en 1993, alors que son utilisation était prohibée depuis bien longtemps déjà dans d’autres pays. Une telle référence historique, quoiqu’implicite, brise l’univers fabuleux pour mieux inscrire le récit dans une perspective écologique.

P.C. Pour les Antilles, c’est la molécule du chlordécone, mais dans tous les territoires du monde vous aurez une catastrophe écologique insidieuse, sous une forme quelconque. Chaque coin du monde a son point d’atteinte, de rupture ou de bascule vers l’écocide. Ce phénomène est quasiment généralisé. Mais cette référence ne brise pas l’univers fabuleux. La fable transcende ses soubassements constitués de réel. La fable reste toujours sensible à l’urgence de son contexte, que ce soit le petit contexte ou le grand. Mais c’est l’univers fabuleux qui reste déterminant, c’est lui qui touche en profondeur l’imaginaire et prépare un changement de conscience ou de sensibilité. Ici, la fable nous dit : l’humanisme vertical, solitaire, orgueilleux, suffisant, prédateur, c’est fini !… la porte de l’horizontale plénitude du vivant est ouverte…

H.D.V. Ce passage de “la mort lente” est-il nourri par le célèbre texte Printemps silencieux (Silent spring, 1962) de Rachel Carson ? L’extinction progressive de la vie se donne à voir, dans Les neuf consciences du Malfini et dans Printemps silencieux, par une imagerie et des formules assez semblables, même si les deux œuvres adoptent par ailleurs des perspectives différentes.

P.C. Non pas vraiment. La conscience écologique a largement, grâce au livre de Carson, identifié l’action insidieuse des pesticides. La rupture écologique est toujours silencieuse, lente, insoupçonnable, l’éco-effondrement est un processus où les équilibres se défont lentement provoquant des catastrophes collatérales dont on peut ne pas avoir conscience dans l’immédiat. Le grand effondrement peut commencer à la disparition d’un infime frétillement d’existence. C’est cela l’idée, et donc que tout est dans tout, que dans toute fêlure menace la grande crevasse. Mais ce qui me paraît le plus important, c’est de rappeler qu’il n’y a pas de centre élu, qu’en matière de vivant seule l’horizontale plénitude est rationnellement recevable… D’autre part, dans le Vivant il n’y a ni “mal” ni “bien”, il n’y a que du vivant, donc n’importe quel effondrement écologique constitue toujours le commencement d’un nouveau rapport de forces, d’un nouvel équilibre. C’est pourquoi Glissant disait souvent que si le changement climatique peut être une catastrophe pour nous, espèce humaine, il constitue à beaucoup d’autres égards, une nouvelle jeunesse de la terre ; à nous de faire en sorte que nous puissions vivre aussi cette nouvelle jeunesse…

H.D.V. La tradition de l’écriture de la nature (nature writing) américaine, dont Carson est une des figures de proue, est-elle de quelque importance pour vous ? Les travaux de Thoreau, Emerson ou Muir ont donné lieu, aux États-Unis, à une réelle infusion de la pensée écologique dans la littérature. Quels auteurs considérez-vous comme des exemples pour l’écriture de la nature, du paysage ou — pourquoi pas ? — pour la mise en fiction d’une pensée écologique ?

P.C. Pour moi ce sont paradoxalement des textes comme Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Raboliot de Maurice Genevoix, Le seigneur des anneaux de Tolkien, Jonathan Livingstone le goéland de Richard Bach, Le merveilleux voyage de Nils Holgersson de Selma Lagerlöf, les contes créoles de mon enfance, Regain ou Le grand troupeau de Jean Giono, la poésie d’Aimé Césaire ou La lézarde d’Édouard Glissant, ou même un roman de science-fiction comme Dune de Frank Herbert… qui sont les plus déterminants ; ces livres-là ont surgi à ma conscience dans des moments d’imprégnation particuliers. Un écrivain n’est pas une bibliothèque rationnelle, c’est une plaque émotionnelle sensible, une sentimenthèque, un concert de “temps d’imprégnation”. C’est le “temps d’imprégnation” qui assure la fécondité d’une rencontre, d’une lecture. Tous ces ouvrages, et bien d’autres encore, m’ont frappé l’esprit de l’idée que le réel est complexe, inter-rétroactif, que la vie est dans tout, et qu’il y a partout et en tout de l’invisible et de l’impensable. La sensibilité écologique ouvre à cette complexité-là, et c’est cette complexité-là qu’il nous faut surtout considérer… sinon on fait de la mystique écologique ou de l’écologisme mécanique.

H.D.V. Selon vous, pourrait-on rapprocher le concept glissantien de la Relation des liens d’interdépendance qui régissent un écosystème ? Ce seraient ces liens que Foufou met en évidence par son œuvre de pollinisation.

P.C. Voilà, c’est cela l’idée fondamentale : la Relation, telle que l’entend Glissant ! La conscience écologique met en évidence les relations qui existent dans les écosystèmes, les biotopes, la moindre des vitalités… La biosphère est un ensemble de relations subtiles, d’équilibres mouvants, imprévisibles, avec des degrés d’alchimie qui dépassent notre entendement. Transposez cela sur les relations entre les cultures, les civilisations, et surtout sur les alchimies entre les individus qui sont aujourd’hui les trajectoires les plus déterminantes, vous toucherez alors au champ de conscience le plus pertinent. Nous devons vivre en pleine conscience dans un écosystème relationnel où toutes les cultures du monde, toutes les trajectoires individuelles, toutes les perceptions sont liées entre elles, se nourrissent, s’échangent, s’opposent, se combattent, s’affectent et se désaffectent, et finalement se changent. C’est avec cette poétique-là qu’il nous faut penser nos identités fluides, notre rapport à nous-mêmes, aux étants et au monde. Plus que le “vivre-ensemble”, c’est l’idée du “vivre-en-Relation” qui est à mon sens déterminant et qui constitue l’immense défi à relever. Et ce “vivre-en-Relation” nous précipite en contact avec tout, nous ouvre à tout, même et surtout à ce qu’il nous est impossible d’expliquer ou de comprendre, ou seulement de penser. Les neuf consciencesouvre véritablement à cette poétique-là.

H.D.V. La nature martiniquaise est omniprésente dans vos textes : forêts, fleurs, vie animale. Ces représentations de la nature doivent-elles systématiquement être rapportées à une lecture écologique ? Ou préférez-vous attribuer d’autres dimensions, d’autres valeurs à ce que l’on pourrait considérer comme une écriture de la nature ?

P.C. Notre rapport à la nature est à refonder. Il fait partie de la nécessité de Relation de tout à tout, et de tout à l’impensable. Mais la nature n’est que la base urgente de l’affaire. Les écosystèmes urbains sont aujourd’hui notre espace de confrontation et de réalisation le plus pertinent, et c’est avec cette nouvelle conscience urbaine que nous devons refonder notre rapport à la nature en danger, au vivant menacé. Le décisif est désormais l’écosystème urbain, la nature n’est aujourd’hui qu’une donnée de notre imaginaire urbain.

H.D.V. Le jardin apparaît dans Texaco ou dans Biblique des derniers gestes comme un lieu de résistance. Il permet de se nourrir, quoi qu’il arrive et indépendamment des arrivées de produits de la métropole.

P.C. Le jardin créole a permis aux esclaves antillais de survivre et de se soigner, nous avions perdu cette sapience-là, il nous a fallu la reconstruire en nous et l’inscrire dans une connaissance plus scientifique. C’est fait maintenant. Nous savons qu’il y avait là une intuition écologique formidable, un équilibre empirique et subtil, respectueux et fécond entre de multiples vitalités végétales. Notre conscience urbaine d’aujourd’hui donne à l’ancien jardin créole une dimension concrète et symbolique qui dépasse la simple fonctionnalité d’un simple jardin. Les jardins qui sont dans mes livres ne sont jamais seulement des jardins…

H.D.V. Ce sont aussi des endroits où action humaine et puissance du végétal trouvent un certain équilibre. C’est notamment le cas dans le jardin de Balthazar Bodule-Jules ou dans celui d’Esternome.

P.C. Exact. Ce sont des espaces de “participation” au monde, et donc de Relation. L’idée de “participation” suppose un surgissement d’humilité. L’humilité confère à la perception sa sensibilité la plus large, son amplitude la plus féconde. C’est pourquoi tout acte de création, tout en relevant d’une parfaite autorité, est avant tout l’expression d’une profonde humilité. C’est parce qu’ils perdent toute humilité que les conquérants triomphants deviennent des barbares, et c’est parce qu’ils sont forcés à l’humilité que les vaincus deviennent souvent aussi féconds. Le jazz est une autorité humble. C’est dans cette perspective-là que Glissant aimait beaucoup l’idée de tremblement, le délice d’une pensée qui reste tremblante…

H.D.V. D’ailleurs, le jardinage autorise aux personnages de trouver une certaine tranquillité et même de se retrouver. On pensera à Balthazar ou à Esternome, mais aussi à Hypérion victimaire. Ces personnages, qui ont tous connu la violence, surtout Hypérion et Balthazar, s’apaisent en s’adonnant au jardinage. Faut-il considérer le jardin créole comme un hortus conclusus où l’on retrouve en son for intérieur une innocence perdue ? Est-ce le contact avec le végétal qui donne la paix ?

P.C. C’est la capacité de Relation à toutes les forces du réel qui donne une idée non de la paix mais de la plénitude. C’est étrange mais s’approcher de la plénitude n’élimine ni l’angoisse ni le doute, ni le tremblement, bien au contraire, cela permet juste de les mettre à une place féconde. Cela passe par de petites choses où le corps et l’esprit sont en effusion réciproque. Agir dans le jardinage, dans l’écriture, la création, dans la méditation, ou aussi dans la contemplation, permet cette réunification, cette inscription dans une totalité vivifiante. Confronter son dire à l’indicible, sa philosophie à l’in-philosophable, sa monstration à l’invisible, sont des lieux d’accès à une intuition charnelle de la plénitude. Quand ce total de soi est relayé aux choses de la nature nous retrouvons la base d’une vieille sapience qui fait partie du vivant et de la trajectoire de l’espèce humaine. La nature a été la mère nourricière, tout en étant l’ennemie fondamentale, le côté ennemi subsiste, mais le côté mère nourricière peut, dans la Relation devenue totale, nous restituer un certain degré de plénitude.

H.D.V. Dans le jardin, on pratique aussi des gestes fort anciens. Aussi bien Balthazar que Hypérion héritent du jardin de leurs parents ; ils continuent, en prenant soin des plantes, les gestes des ancêtres. Le jardin semble, plus que la forêt sauvage, permettre un retour aux sources pour l’homme.

P.C. Il permet un retour à soi, il fait trait d’union. Il relie, l’esprit et le corps, notre être et nos étants, l’inorganisé et l’organisé, il actionne une vieille sensibilité basée sur le végétal, la terre, les forces vitales. Si on n’a pas de jardin cela peut être autre chose, peu importe… Il faut juste que l’on soit ici mais que se profile ce que le philosophe Guillaume Pigeard de Gurbert appelle “l’en-dehors”.

H.D.V. L’univers de vos romans n’est que rarement urbain et vos personnages ne sont que rarement des citadins. S’agit-il d’une préférence, comme celle des papillons de nuit, pour la lumière vraie, plus que celle, artificielle, des lampadaires ?

P.C. Non, mes romans sont avant tout des romans urbains, toute la littérature d’aujourd’hui est une création urbaine, toutes les techniques, toutes les avant-gardes sont urbaines : le rapport que nous organisons à la nature, l’idée de Relation, proviennent désormais d’une culture urbaine. Mes personnages sont des urbains qui rebâtissent poétiquement leur relation au Vivant. Rien n’est vrai tout est Vivant, nous a rappelé Glissant.

H.D.V. Dans votre essai Césaire, Perse, Glissant. Les liaisons magnétiques, on peut lire : Dès lors, j’ai toujours cru que Césaire, et la poésie en général, étaient capables de soulever le soleil”. Selon vous, que peut l’écriture pour la nature ?

P.C. Ce qui est sûr, c’est que la grande poésie nous initie à une horizontale plénitude du vivant. C’est ainsi qu’elle fait se lever en nous une manière de soleil. L’écriture doit nous instruire à la Relation, c’est par là que la nature nous sera restituée sur des bases plus humbles donc plus saines.

H.D.V. Et que peut la nature pour l’écriture ?

P.C. La nourrir d’une haute complexité, faite de hasard, d’un certain irrésolu, d’un devenir sans fin, d’un indépassable et d’une perspective grandiose occupée par l’impensable. C’est pourquoi la littérature ne raconte plus d’histoires. Elle reflète l’inextricable de la Relation. La Relation ouvre à l’inextricable, c’est-à-dire au vivant. Et donc la littérature contemporaine ne peut être que de Relation, consciente, active, tremblante et… indéterminée. Ouverte au tout-possible !

Hannes De Vriese / Patrick Chamoiseau