L’échec prévisible de la prochaine réforme curriculaire de l’École haïtienne : pistes de réflexion

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

L’Office national de partenariat en éducation (ONAPÉ), agissant au nom du ministère de l’Éducation nationale d’Haïti, a récemment convié des institutions partenaires du secteur de l’éducation à prendre part à l’« Atelier de validation de la feuille de route de la reforme curriculaire ». L’objectif de cet atelier, qui aura lieu les 3 et 4 octobre 2023, est de « dégager un consensus et un engagement autour de ce cadre de référence et d’accroitre l’appropriation des parties prenantes ». L’invitation de l’Office national de partenariat en éducation est accompagnée d’un document de 96 pages daté de septembre 2023 et intitulé « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 / Un outil pratique pour la transformation curriculaire du système éducatif haïtien » (« version 1 de la feuille de route, 31-08-2023 »). Assortie des armoiries de la République d’Haïti, l’en-tête de la page couverture porte la mention Ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle et à la page 2 du document se trouve le logo des deux institutions partenaires de l’organisation de l’« Atelier », le Bureau international d’éducation de l’UNESCO, le BIE-UNESCO, et la Banque interaméricaine de développement, la BID. Le site Web officiel du ministère de la Communication, dans une dépêche datée du 30 juin 2023, mentionne la tenue d’un précédent « atelier de quatre jours consacré à la feuille de route de la réforme curriculaire » (du 26 au 29 juin 2023). Dans cette dépêche il est précisé que « le Bureau international d’éducation (BIE) [et] la Banque interaméricaine de développement (BID) accompagn[ent] Haïti dans le cadre de cette réforme curriculaire conformément aux recommandations du Plan décennal d’éducation et de formation (PDEF 2020/2030) ».

Le document « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 » daté de septembre 2023 semble s’inscrire dans le sillage d’un précédent document ministériel non daté portant la mention « Hôtel Karibe, 10-14 avril 2023 ». Ce document s’intitule « Atelier sur la transformation du système éducatif haïtien à travers une réforme curriculaire ». Il y a lieu de préciser que ces deux documents sont de nature différente. Le premier document, « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 » est comme l’indique son appellation une « feuille de route » ministérielle, il porte en titre le segment « LA réforme curriculaire ». Le second document, non daté, « Atelier sur la transformation du système éducatif haïtien à travers une réforme curriculaire », consigne les balises programmatiques d’un « atelier » et porte en titre le segment « UNE réforme curriculaire »… Cela signifie-t-il que l’État haïtien serait sur le point d’officialiser à très court terme « LA réforme curriculaire » à l’horizon 2023-2030 ou serions-nous encore à l’étape d’un énième « atelier de réflexion » sur « UNE réforme curriculaire » ? À lire correctement l’énoncé de l’activité prévue pour les 3 et 4 octobre 2023, il serait plutôt question d’un « Atelier » qui ne vise que la validation de la feuille de route de la reforme curriculaire : en clair, c’est la feuille de route qui sera validée au plan de son contenu et non pas LA réforme curriculaire elle-même… Au moyen d’une formulation quelque peu obscure, à savoir « accroitre l’appropriation des parties prenantes », le ministère de l’Éducation nationale, durant cet « Atelier », entend donc rallier les « parties prenantes » –les représentants des différents intervenants de la chaîne curriculaire–, à SA vision de la réforme curriculaire sans que l’on sache si ces « parties prenantes » ont été véritablement associées aux différentes étapes du processus d’élaboration de la « feuille de route »… Le document « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 » l’énonce d’ailleurs sans ambiguïté de la manière suivante (page 20) : « La feuille de route constitue un engagement de l’État pour la transformation curriculaire du système éducatif haïtien dont la réussite implique que l’ensemble des acteurs et partenaires s’unissent et cheminent dans une même direction en adoptant une vision et des buts communs. » [Les caractères italiques et gras de la citation sont de RBO]

En amont de l’examen du document « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 », il est utile de fournir un éclairage conceptuel sur la notion de « réforme curriculaire », le terme « curriculum » étant lui-même l’objet d’approches divergentes dans le domaine de l’éducation comme l’atteste le document « Les réformes curriculaires en éducation / Sélection bibliographique » (par Marion Latour, Centre international d’études pédagogiques, février 2008). Les « Actes des Assises sur les réformes curriculaires » (Congo-Brazzaville, 6 au 9 juillet 2010) consignent l’article intitulé « La refondation des systèmes éducatifs et les réformes curriculaires : trois cadrages » (communication présentée par Philippe Jonnaert, Chaire UNESCO de développement curriculaire (CUDC), Université du Québec à Montréal). L’auteur de cet article nous enseigne que « Pour atteindre cette double finalité pour leur système éducatif, accès et qualité, les États africains se sont inscrits dans un processus complexe de développement curriculaire (Braslavsky, 2006). Le curriculum et son adaptation aux besoins sociétaux actuels des pays en matière d’éducation et de formation deviennent des éléments centraux des réflexions contemporaines sur les systèmes éducatifs. Opérer sur le curriculum pour agir de la sorte sur l’accès et la qualité est judicieux. Dans leur modèle global de l’efficacité scolaire, Creemers (1994) et Creemers et Reezigt (1996) considèrent le curriculum comme une des composantes essentielles parmi l’ensemble des critères de qualité d’un système éducatif. » D’autre part, « (…) à la lecture de documents actuels sur les réformes curriculaires dans bon nombre de pays africains, la notion de curriculum nécessite d’importantes clarifications. En effet, cette notion est souvent confondue avec celle de programme d’études. Un curriculum se situe au niveau des grandes orientations et des finalités d’un système éducatif. Les programmes d’études définissent des contenus d’apprentissage et sont des moyens qui permettent aux enseignants de planifier leurs activités pédagogiques d’enseignement/apprentissage et d’évaluation des acquis des élèves dans les salles de classe. À l’aide de ces moyens, ils visent l’atteinte des finalités définies au niveau du curriculum. L’un, le curriculum, propose donc des finalités, alors que les autres, les programmes d’études, suggèrent des moyens. » [Les caractères italiques et gras de la citation sont de RBO]

L’« Introduction » du document ministériel « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 » consigne –de manière lacunaire et limitative comme nous le verrons plus loin–, des éléments d’appréciation des différentes « réformes éducatives » entreprises en Haïti au cours des 40 dernières années. Ainsi, « Depuis près de 40 ans, les réformes éducatives en Haïti ont été marquées par des efforts visant à améliorer l’accès à une éducation de qualité et à renforcer la gouvernance du système éducatif. (…) de la publication de la loi d’application de la réforme Bernard en 1982 aux 12 mesures de 2014 [introduites par Nesmy Manigat, ministre de l’Éducation nationale], l’État haïtien a initié des processus confirmant la volonté politique de respecter les accords internationaux signés par le pays pour une éducation de qualité pour tous. Les réformes ont toutefois été freinées, entre autres, par des financements insuffisants, un manque d’infrastructures scolaires adéquates et des ressources pédagogiques limitées, sans compter les problèmes liés à la gouvernance. La mise en œuvre de ces réformes a également été inégale, en raison du manque de formation adéquate des enseignant.e.s et du manque de ressources pour mettre en œuvre efficacement les nouvelles approches pédagogiques. Le Plan décennal d’éducation et de formation 2020-2030 (PDEF) a été conçu pour apporter des améliorations significatives à l’éducation en Haïti sur une période de dix ans, en se concentrant sur certaines priorités telles que l’expansion de l’accès et l’équité dans l’accès, l’amélioration de la qualité de l’enseignement et de la formation des enseignant.e.s. Quoique récent, la mise en œuvre de ce plan fut entravée, dès son lancement, par la situation sanitaire mondiale, par des problèmes de financement, l’instabilité sociopolitique et économique en Haïti, ainsi que par une faible coordination des initiatives éducatives entre acteurs et partenaires techniques et financiers ».

Il faut prendre toute la mesure qu’il y a sur l’étal du ministère de l’Éducation nationale une abondante récolte de « documents majeurs d’encadrement » –qui s’empilent, se chevauchent et se contredisent parfois–, sans que l’on sache, sur le registre de la gouvernance stratégique du secteur éducatif, lequel a la priorité et sert de guide premier. Ces « documents majeurs d’encadrement » ont pour titre : (1) « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » ; (2) « Cadre pour l’élaboration de la politique linguistique du MENFP » / « Aménagement linguistique en préscolaire et fondamental ». Ce document est daté de mars 2016 et il porte la mention « Travail réalisé par Marky Jean Pierre et Darline Cothière sous la direction de Marie Rodny Laurent Estéus consultante au cabinet du ministre » ; (3) « Référentiel haïtien de compétences pour le français et le créole / Referansyèl ayisyen konpetans pou lang franse ak kreyòl » élaboré par la linguiste-didacticienne Darline Cothière et daté du 15 mai 2018 ; (4) « Plan décennal d’éducation et de formation (PDEF 2020/2030) ». À cette abondante moisson de « documents majeurs d’encadrement » l’on peut ajouter le document intitulé (5) « Pour un pacte national pour l’éducation en Haïti » (« Rapport du Groupe de travail sur l’éducation et la formation », GTEF, août 2010, qui inclut l’ample volet titré « Vers la refondation du système éducatif haïtien – Plan opérationnel 2010-2015 ») ; (6) le document ayant pour titre « La stratégie nationale d’action pour l’éducation pour tous » daté d’avril 2007 ; (7) le document intitulé « Programme d’interventions prioritaires en éducation (PIPE) 2013-2016 » daté de décembre 2013 ; (8) « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien (COC 2022) ».

L’abondante moisson de « documents majeurs d’encadrement » est, depuis plusieurs décennies, un trait distinctif de la gouvernance du système éducatif national constamment soumis à des « réformes » –parfois souhaitées par l’État haïtien et souvent dictées par les PTF, les « partenaires techniques et financiers » regroupant les puissantes agences de coopération internationale pourvoyeuses de « subventions d’appui »–, sans qu’au terme de chacune de ces « réformes » ne soit publié un bilan analytique. L’expérience a amplement montré que dès leur nomination les nouveaux ministres de l’Éducation –frappés d’amnésie sélective quant aux présumées « réalisations » de leurs prédécesseurs–, s’empressent de publier leur propre « feuille de route » et d’annoncer une nouvelle « réforme » du système éducatif dont on ne connaîtra jamais le bilan, qu’il s’agisse d’une énième « réforme » de la gouvernance du système ou d’une nouvelle « réforme curriculaire ».

Quelle est la vision, quelles sont les finalités du document ministériel « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 / Un outil pratique pour la transformation curriculaire du système éducatif haïtien » ?

Dans ce document ministériel, la vision et les finalités de la « Feuille de route » sont formulées de la manière suivante (page 20) :

« La feuille de route [FDR] est un outil pratique et un guide qui vise à identifier, formaliser, coordonner et suivre les objectifs et actions prioritaires pour la mise en œuvre de la réforme sur une période de 7 ans. Les objectifs et résultats de la FDR sont essentiellement basés sur les priorités du PDEF et les recommandations du rapport d’État.

La feuille de route dans sa globalité vise à :

–Renforcer la gouvernance globale du système et les capacités institutionnelles, ainsi que celle des agents du MENFP, notamment à travers les documents cadres et les mécanismes et outils de gouvernance et de régulation du système. À ce titre, une révision et adoption de la loi organique est proposée pour clarifier les composantes et l’organisation du système éducatif haïtien, ainsi que les relations entre elles ;

–Agir sur les facteurs qui affectent la qualité de l’apprentissage et les conditions physiques et psychosociales dans lesquelles les élèves apprennent. »

« La feuille de route vise plus spécifiquement à agir sur les éléments qui composent le curriculum selon une approche systémique pour :

–Guider les actions du MENFP, de ses partenaires, des acteurs du système et la société en général, autour des changements requis pour et par cette réforme ;

–Aligner les différents niveaux d’enseignement et sous-secteurs sur le COC et clarifier les

passerelles entre ces niveaux et sous-secteurs ;

–Continuer l’adaptation du curriculum aux besoins d’Haïti (curriculum endogène) : développer des compétences pertinentes chez les apprenants, intégrer des thèmes transversaux essentiels (usage des TICs, environnement, genre, inclusion) à tous les niveaux du curriculum. »

Le document ministériel « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 » expose également (page 10) que « La feuille de route précise les rôles et responsabilités de chaque acteur et institution, fait état des actions déjà réalisées, en cours et à venir par niveau scolaire. Dans ce sens, elle se veut un document pratique permettant de mener les actions de manière efficace. En s’assurant que tou.te.s les acteur.trice.s partagent la même compréhension des objectifs guidant l’initiative, la feuille de route permet d’avoir une vue d’ensemble centrale à laquelle se référer et facilite la modification ou la mise à jour de la priorité des tâches et des jalons lorsque des modifications sont nécessaires. De ce fait, elle assure une coordination globale et détaillée du processus de réforme afin d’éviter son étalement dans le temps, aide à anticiper les obstacles à sa mise en œuvre à chaque étape et à procéder efficacement à des remédiations en cours si nécessaire. Ainsi, la réforme souhaitée peut-elle prendre une dimension systémique en harmonisant les actions sur l’ensemble des sous-secteurs du système éducatif. En utilisant la feuille de route, le MENFP et ses partenaires pourront bénéficier d’un instrument qui les accompagne dans la planification, le pilotage et la mise en œuvre du processus de réforme curriculaire car elle répond à une volonté de structurer l’action par étape et dans le temps. » [Les caractères italiques de la citation sont de RBO]

L’on a noté (page 12) que le document ministériel précise que « L’alignement curriculaire [se] réfère à la notion de cohérence entre les différents niveaux et dimensions du curriculum. Le Cadre d’orientation curriculaire (COC 2022) est au cœur de cet alignement, guidant les politiques éducatives et la formation des enseignant.e.s ». [Les caractères gras de la citation sont de RBO] Il est essentiel de bien comprendre que le document ministériel « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 consigne, « pour une mise en œuvre réussie de la feuille de route (page 22) », l’imminence du lancement de la réforme curriculaire en Haïti puisqu’il prévoit la mise en place d’un « Comité technique de pilotage » (CTP, page 24) après avoir identifié « Les acteurs clés de la chaîne curriculaire » (page 23).

Réforme de la gouvernance du système éducatif OU réforme curriculaire ?

La lecture attentive du document ministériel « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 » révèle qu’il s’agit d’un document intéressant à plusieurs égards et notamment au sens où il suscite l’intérêt car la problématique du curriculum de l’École haïtienne doit être traitée dans sa centralité. Ce document est également révélateur de l’enchevêtrement de plusieurs niveaux de vision stratégique : tantôt il relève d’une description des finalités de la réforme curriculaire, tantôt il expose le descriptif relevant des programmes d’études par le catalogage des moyens à mettre en œuvre pour instituer l’imminente réforme curriculaire. En réalité, l’enchevêtrement de plusieurs niveaux de vision stratégique renvoie à une lacune majeure : le ministère de l’Éducation nationale ne parvient toujours pas à définir, dans deux documents distincts, UNE VISION UNIQUE sur deux registres distincts consignant d’une part le dispositif de la réforme de la gouvernance du système éducatif et, d’autre part, l’énoncé de la réforme curriculaire elle-même. Ce sont là deux instances conceptuelles et de vision différentes mais liées.

La confusion principale et prédominante dont il est ici question concerne les objectifs et la nature même des « documents majeurs d’encadrement » élaborés ces dernières années par le ministère de l’Éducation nationale et cela est particulièrement attesté dans le document « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 ». En voici d’éclairantes illustrations : le « Plan décennal d’éducation et de formation (PDEF 2020/2030) est présenté à la fois comme un « document de politique éducative » ciblant la gouvernance du système éducatif et comme un document contenant des séquences relatives aux programmes de formation. Ce « Plan décennal… » comporte trois axes : la gouvernance, la qualité/pertinence et l’accès/équité. Ces trois axes sont déclinés à travers 10 programmes et 33 sous-programmes prioritaires. Quant à lui, le document « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 » expose explicitement que « L’alignement curriculaire réfère à la notion de cohérence entre les différents niveaux et dimensions du curriculum. Le Cadre d’orientation curriculaire (COC) est au cœur de cet alignement, guidant les politiques éducatives et la formation des enseignant.e.s. » (page 12). [Les caractères italiques et gras de la citation sont de RBO]

Les « documents majeurs d’encadrement » élaborés ces dernières années par le ministère de l’Éducation nationale entretiennent entre eux des confusions et des enchevêtrements, et il faut se référer au « Cadre d’orientation curriculaire (COC 2022) » pour appréhender la vision curriculaire du MENFP puisque c’est le « Cadre d’orientation curriculaire (COC 2022) » qui guide « les politiques éducatives et la formation des enseignant.e.s. ». En réalité, au ministère de l’Éducation nationale, la mission centrale de « guide des politiques éducatives » se trouve éparpillée dans divers documents, ce qui explique en grande partie que ce ministère souffre de déficit de vision et d’une lourde incapacité à définir avec rigueur ce qui relève de la gouvernance du système éducatif et ce qui relève de la réforme curriculaire. Et puisque le document ministériel « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 » sera au cœur des échanges de l’« Atelier de validation de la feuille de route de la reforme curriculaire » les 3 et 4 octobre 2023, il est utile de se pencher sur le « Cadre d’orientation curriculaire (COC 2022) » auquel renvoie explicitement le document ministériel « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 ».

Document de 70 pages subdivisé en plusieurs chapitres et sous-chapitres, le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » (validé en février 2021) entend constituer la « norme qui détermine les contenus et la forme de l’enseignement » de l’École haïtienne » (p.61). Ainsi défini, il doit avoir préséance sur le « Plan décennal d’éducation et de formation (PDEF 2020/2030) » auquel curieusement il ne fait pas référence. Les auteurs de ce document-cadre assument d’ailleurs que « Ce Cadre d’orientation curriculaire précise (…) un ensemble d’orientations qui, articulées entre elles, constituent le guide stratégique du système éducatif haïtien » (section 1.4.1., p. 17). Les experts en curriculum ainsi que les didacticiens, dans leurs domaines respectifs, devront certainement étudier de près les orientations curriculaires contenues dans ce document qui entend promouvoir à la fois une « norme » et un « guide stratégique ». Nous sommes donc en présence de divers « documents majeurs d’encadrement » qui, sous les appellations de « plan », de « curriculum » et de « cadre d’orientation » entendent tous, de manière distincte et parfois contradictoire, sans lien entre eux, « constituer la « norme qui détermine les contenus et la forme de l’enseignement » de l’École haïtienne » (COC 2022, page 61).

Par ailleurs, à l’instar du « Plan décennal d’éducation et de formation (PDEF 2020/2030 », le « Cadre d’orientation curriculaire (COC 2022) » –qui n’a pas été lui non plus rédigé en créole en conformité avec les obligations de l’État explicitement consignées à l’article 40 de la Constitution de 1987–, ne comprend pas un chapitre entier dédié spécifiquement à l’aménagement linguistique dans le système éducatif national, alors même que ce document, qui entend instituer une « norme » et un « guide stratégique » pour les prochaines décennies, soutient avoir consigné, sans l’élaborer « La politique linguistique définie par le MÉNFP » (p. 40). En réalité, l’examen attentif de ce « guide stratégique » révèle que les préconisations linguistiques du « Cadre d’orientation curriculaire (COC 2022» figurent de manière dispersée dans plusieurs sous-chapitres, ce qui s’explique aisément par le fait que contrairement à l’affirmation relevée à la page 40 sous l’étiquette « La politique linguistique définie par le MÉNFP », cette présumée « politique linguistique » ne constitue pas l’axe central ou prioritaire dans la vision des concepteurs de ce document. Il est ainsi attesté que les responsables administratifs et politiques du système éducatif haïtien, depuis la réforme Bernard de 1979, ne parviennent toujours pas à formuler une véritable politique linguistique éducative –sans doute par manque de vision, par déficit de leadership politique, par incompétence quant à la compréhension de la complexité de la situation linguistique haïtienne, ou plus prosaïquement parce que l’éducation en Haïti, sous-financée dans les budgets de l’État et sorte de protéiforme « machine à cash », est « gérée » comme un secteur où prédomine l’appétit de la « rente financière d’État », les combines de l’informel à valeur marchande et l’amateurisme grandiloquent de la plupart des ministres de l’Éducation durant les trente dernières années.

Le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien/Haïti 2054 » : entre populisme créolophile, fascination maquillée pour le français et valse des contradictions ministérielles

Sous le label « Le choix d’un bilinguisme équilibré et ouvert », le « Cadre d’orientation curriculaire (COC 2022» pose que « L’école haïtienne doit permettre à chaque élève de maîtriser les deux langues nationales : le créole et le français. Il doit pouvoir utiliser l’une et l’autre en s’adaptant à toutes les situations de communication de sa vie. C’est aussi à travers ces deux langues qu’il construira une culture riche du patrimoine de son pays et ouverte au monde. Le créole et le français doivent donc être enseignés, tout au long de la scolarité, jusqu’à la fin du secondaire » (p. 16). La notion fourre-tout de « bilinguisme équilibré » n’a jamais été élaborée dans un document officiel du ministère de l’Éducation nationale, mais elle est reprise en boucle dans divers textes ministériels alors même qu’aucune étude conduite par des linguistes et des didacticiens n’a pu jusqu’à aujourd’hui lui accorder la moindre crédibilité scientifique. Il en est de même pour la fétichisation totémisée de la réforme Bernard de 1979 : de nombreux documents du ministère de l’Éducation portent la mention « dans le prolongement de la réforme Bernard » en dehors de la moindre évaluation critique de ce premier grand aggiornamento du système éducatif national. (La notion de « bilinguisme équilibré » est contestée par plusieurs linguistes, parmi lesquels Fortenel Thélusma qui plaide plutôt pour un « bilinguisme fonctionnel » (voir le livre de Fortenel Thélusma, « L’enseignement – apprentissage du français en Haïti : constats et propositions », C3 Éditions, 2016). En conformité avec notre vision de l’aménagement linguistique en Haïti, nous avons pour notre part fait le plaidoyer pour le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » qui ouvre des perspectives mieux articulées et surtout conformes à la Constitution de 1987 (voir notre article « L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, une perspective constitutionnelle et rassembleuse », Le National, 24 novembre 2020) ; voir aussi notre article « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme
de l’équité des droits linguistiques en Haïti
 
», Potomitan, 6 novembre 2019). Le « Cadre d’orientation curriculaire (COC 2022» consigne également que « (…) l’une et l’autre langues sont, tour à tour, langues d’enseignement. L’enfant est accueilli à l’école dans la langue parlée dans sa famille, le créole, et c’est dans cette langue qu’il découvre le monde et accomplit ses premiers apprentissages. Puis, en s’appuyant sur les compétences développées en créole, il doit s’approprier le français pour en faire progressivement une langue d’apprentissage scolaire, à partir de la 3e année. Le passage harmonieux d’une langue d’enseignement à l’autre est déterminant pour la réussite de son parcours. L’ambition de l’école haïtienne est d’amener, d’une manière équilibrée, chacun à parler, comprendre, lire et écrire, avec une égale aisance dans l’une et l’autre langue » (p. 16). Au creux des différentes préconisations linguistiques disséminées ça et là dans le « Cadre d’orientation curriculaire (COC 2022) », la mention explicite des « étapes » de « la transition vers le moment où la totalité des apprentissages passer[a] par la langue française, en 5e année » (p. 42) est au cœur de la vision de l’aménagement de nos deux langues officielles portée par le ministère de l’Éducation nationale. L’usage du créole est certes revendiqué en boucle, la langue créole se voit parée de toutes les vertus d’excellence de l’apprentissage scolaire –même si dans leur grande majorité les enseignants n’ont pas été formés en didactique créole–, mais dès la 5e année « la totalité des apprentissages passer[a] par la langue française »… Nous sommes ici en présence d’un lourd défaut de vision et d’une ample errance curriculaire qui consistent, au départ, à promouvoir sur toutes tribunes le créole au titre d’unique langue d’apprentissage scolaire pour aboutir, à l’arrivée, à l’obligation dès la 5e année de l’usage du français langue unique de scolarisation puisque dès la 5e année « la totalité des apprentissages passer[a] par la langue française » (voir notre article « Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti », Le National, 14 mars 2023).

Réforme curriculaire ? Réforme de la gouvernance du système éducatif national ? Refondation de l’École haïtienne ? Le système éducatif national à l’heure des choix prioritaires

Toute tentative de réforme de la gouvernance de l’Éducation nationale et tout projet de réforme curriculaire se heurtent aujourd’hui en Haïti à la corruption endémique et à l’impunité qui lui est liée. Il est de notoriété publique qu’à l’instar des autres secteurs de la vie nationale, le secteur de l’éducation est lui aussi gangréné par la corruption, les détournements de fonds et autres tares systémiques héritées de la dictature duvaliériste. Pour mémoire, il est utile de rappeler que « Le ministre de l’Éducation nationale, Nesmy Manigat, affirm[ait] [en 2015] que les 85 directeurs d’écoles récemment épinglés pour corruption dans le cadre du PSUGO ne représentent qu’une infirme partie des détournements de fonds publics dans le secteur éducatif. » Et sans identifier les mécanismes institutionnels de ces détournements de fonds publics, Nesmy Manigat a précisé que « Plusieurs centaines d’écoles sont impliquées dans ces détournements, (…), rappelant que les directeurs corrompus ont des connexions au sein du ministère de l’Éducation » (voir l’article « Important réseau de corruption au sein du PSUGO », Radio Métropole, 13 juillet 2015). Les directeurs d’écoles épinglés et leurs zélés « correspondants » au sein du ministère de l’Éducation nationale n’ont pas été traduits en justice et ont certainement bénéficié de l’impunité qui gangrène le corps social haïtien. Les intervenants du secteur de l’éducation et la presse haïtienne ont bien noté que le ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat, qui critiquait ainsi ouvertement le PSUGO en 2015, est celui qui s’est empressé de… reconduire le PSUGO dès sa seconde nomination à la direction de l’Éducation nationale en novembre 2021. (À propos du PSUGO, voir l’excellente analyse datée du 30 juin 2016 de Charles Tardieu, spécialiste de l’éducation et ancien ministre de l’Éducation nationale, « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti ». Voir aussi l’excellente et très fouillée série d’articles parus en Haïti sur le site AlterPresse, « Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? » (24 juillet 2014), ainsi que « Le PSUGO, une catastrophe programmée », AlterPresse, 4 août 2016. Toujours à propos du PSUGO, la Fondasyon je klere (FJKL), qui est une institution haïtienne dont la mission consiste à « Promouvoir la défense et la protection des droits humains en Haïti », a elle aussi tiré la sonette d’alarme. Le 14 mars 2022, elle a diffusé un rapport en 46 points intitulé « Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire (PSUGO) : detournement de fonds publics ? La CSC/CA finira-t-elle par décider dans ce dossier d’une technicité qui tranche avec la routine ? » Dans ce rapport, la FJKL estime que « Le dossier du PSUGO est l’un des dossiers sur lesquels la population souhaite qu’une décision de justice soit prise, précisément sur la gestion de ces fonds. La CSCCA [Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif] doit se prononcer, dans le meilleur délai possible, pour qu’un début d’éclaircissement y soit apporté, prenant ainsi en compte les attentes légitimes de tout le pays et de la diaspora haïtienne fortement concernée dans ces prélèvements pour le compte du PSUGO. »

Au terme de notre réflexion analytique, il faut prendre toute la mesure de l’échec prévisible de la prochaine réforme curriculaire portée par le ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat : il s’agit d’une réforme qui s’annonce déjà très peu consensuelle et qui n’a pas été précédée de l’élaboration et de la mise en œuvre de la politique éducative nationale à laquelle le ministère de l’Éducation devrait s’atteler en priorité et de la manière la plus rigoureuse. L’absence de LA politique éducative nationale de l’État haïtien constitue la plus lourde lacune sur le chemin de toute réforme curriculaire ou de toute velléité de réforme de la gouvernance du système éducatif haïtien. D’autre part, il est nécessaire de rappeler combien le dispositif conceptuel du cadre curriculaire doit consigner une démarche rassembleuse selon laquelle « Le curriculum consiste à définir des finalités éducatives, à établir des besoins des apprenants, à déterminer des objectifs (…) Son analyse ne doit donc pas se limiter aux paramètres didactiques, mais doit être historique, sociale et éducative » (Jean-Pierre Cuq (dir.), « Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et langue seconde », Paris, ASDIFLE-CLE International, 2003). Le « Cadre d’orientation curriculaire (COC 2022) », alors même qu’il recycle presqu’à l’identique plusieurs orientations de la réforme Bernard de 1979 et du « Plan décennal d’éducation et de formation (PDEF 2020/2030», il ne constitue pas, en raison de ses lacunes, de ses déficiences et de ses contradictions une véritable politique linguistique éducative en Haïti (voir notre article « Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti : une nécessaire convergence historique », Le National, 30 novembre 2017 ; voir aussi notre article « La politique linguistique éducative doit être, en Haïti, au cœur de la refondation du système éducatif national », Le National, 20 septembre 2018). Il ne suffit pas d’inscrire dans un document ministériel la mention « politique linguistique définie par le MÉNFP » pour qu’une telle politique existe de fait et qu’elle soit élaborée, explicitée, justifiée et établie sur des bases solides à la croisée de la sociolinguistique, de la didactique et de la théorie de l’aménagement linguistique. Dans une vision citoyenne rassembleuse, il est nécessaire d’associer la société civile, le secteur des droits humains et les enseignants à tout processus transparent d’élaboration de la politique éducative en Haïti. Pour y parvenir, il faudrait que l’État haïtien fasse enfin preuve d’une claire volonté politique et de leadership au plan linguistique, là où jusqu’ici il s’est montré défaillant et erratique. Faut-il encore rappeler que l’éducation en Haïti est une obligation d’État consignée à l’article 32 de la Constitution de 1987 ?

Il est également nécessaire de rappeler la courageuse et lucide prise de position de Michaëlle Jean à la suite du séisme de 2010 : « L’Envoyée spéciale de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) pour Haïti, Michaëlle Jean, a défendu mardi devant la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), la refondation complète du système éducatif haïtien qu’elle considère comme « une urgence », à placer « en haut de la liste des priorités » (« Haïti : l’Envoyée de l’UNESCO défend une refondation du système éducatif », Nations Unies/ONU Info, 15 février 2011). C’est en cela que réside la plus rigoureuse vision de l’avenir du système éducatif national : une refondation citoyenne et partenariale chevillée à la mise en commun de l’expérience des différents intervenants de la chaîne éducative, au premier chef les enseignants et les directeurs d’écoles. La refondation complète du système éducatif national exige en amont l’adoption d’une véritable politique éducative nationale fortement portée par l’État.

Montréal, le 2 octobre 2023