Le Rire et le Couteau de Pedro Pinho : une odyssée postcoloniale, sensuelle et politique

— Par Sarha Fauré —

Avec Le Rire et le Couteau, Pedro Pinho signe une œuvre aussi ambitieuse que déroutante, un film-fleuve de 3h30 qui prend racine en Guinée-Bissau, ancienne colonie portugaise devenue un théâtre d’interrogations brûlantes sur l’héritage colonial, le pouvoir, le désir et l’identité. Dès les premières images, un Occidental en transit, l’ingénieur portugais Sergio Coragem, s’engage sur une route poussiéreuse au cœur d’un paysage aride. Chargé par une ONG d’évaluer les conséquences écologiques d’un projet routier, il s’enfonce rapidement dans un monde qui échappe à ses cadres, ses repères et sa prétention à comprendre.

Sergio, figure du néocolon progressiste, croit au départ pouvoir conjuguer conscience postcoloniale et bonne volonté occidentale. Mais ce fragile équilibre est mis à l’épreuve dès son arrivée. Les ratés logistiques (panne de voiture, inconfort climatique, déplacements absurdes) deviennent le reflet d’un désalignement plus profond, un corps étranger déplacé dans un système de forces qui le dépasse.

Dans ce pays où les rapports Nord-Sud ne cessent de se réactiver sous des formes aussi économiques que charnelles, le film évite soigneusement la caricature ou la dénonciation frontale. Pedro Pinho tisse une fresque sensorielle, où l’intellectuel se mêle au corporel, où le politique se joue dans les replis du désir. La question du regard – qui parle, qui filme, qui juge – traverse tout le film, comme un fil éthique tendu entre cinéma, anthropologie et intime.

Un triangle incandescent

Le cœur battant du film, ce sont les rencontres : avec Gui, Brésilien queer en quête de ses racines africaines, et Diara, tenancière d’une buvette et reine du système D, icône mouvante qui oscille entre force vitale et fragilité. Ensemble, ils forment avec Sergio une constellation trouble, fluide, où les corps s’explorent et les identités se défont.

Les scènes de sexe, explicites mais jamais gratuites, deviennent un espace de renversement. Dans un moment saisissant, Sergio – l’homme blanc venu « évaluer » – se laisse pénétrer, littéralement et symboliquement, par un jeune homme guinéen. Ce renversement de perspective inscrit l’œuvre dans une forme de passivité choisie, ou plutôt de désarmement volontaire, qui interroge la domination dans toutes ses dimensions : coloniale, masculine, économique.

Fiction fracturée, cinéma polyphonique

Narrativement, Le Rire et le Couteau fuit la linéarité. Là où le scénario pourrait construire une montée dramatique ou une courbe d’apprentissage, Pedro Pinho préfère les bifurcations, les ruptures de ton, les trous dans le récit. Une blessure au pied se volatilise, une altercation reste sans suite, un rapport environnemental devient prétexte à digression. Ce refus du spectaculaire s’accompagne d’un éclatement du point de vue : si Sergio reste un personnage central, le film lui échappe sans cesse pour suivre les trajectoires de Diara, Gui, ou encore celles de villageois anonymes. C’est un film qui écoute plus qu’il ne montre.

Des moments de grâce surgissent alors, presque en creux : un repas improvisé, une discussion sur le sort d’une chèvre attachée, un bain de mer collectif où les corps reposent, enfin réconciliés, au bord du sublime. À travers ces scènes de vie, le film révèle une utopie fragile : celle d’un vivre-ensemble sans hiérarchie morale ni vérité imposée, d’un monde partagé non pas par fusion mais par coexistence attentive.

Une éthique du cinéma

Le geste de Pedro Pinho est aussi méta-cinématographique : comme son personnage principal, le cinéaste interroge sans cesse sa propre légitimité à être là, à filmer, à parler d’un territoire qui n’est pas le sien. Cette réflexion sur le cinéma comme art historiquement colonial irrigue toute la mise en scène. Mais loin de culpabiliser, le réalisateur propose une autre voie : celle d’un cinéma hospitalier, sensoriel, désaxé. Il ne s’agit pas de corriger l’Histoire, mais de l’habiter autrement, par l’attention aux gestes, aux voix, aux désirs – même les plus confus.

Une œuvre rare

Avec Le Rire et le Couteau, Pedro Pinho signe un film inclassable, à la fois politique, charnel et philosophique, une œuvre qui préfère l’étrangeté à la leçon, la fêlure à la démonstration. Loin des récits édifiants ou manichéens, il offre un cinéma où la complexité devient principe actif, où les corps et les récits cohabitent sans se réduire les uns aux autres. C’est une utopie de cinéma à l’état brut, jamais totalement atteinte, mais toujours réinventée à chaque plan.

Par Pedro Pinho, Miguel Seabra Lopes
Avec Sérgio Coragem, Cleo Diára, Jonathan Guilherme
Titre original O Riso e a Faca