Le malaise social actuel de la Martinique est d’origine politique, identitaire et surtout idéologique.

— Par Jean-Marie Nol —

Le projet de budget 2026 du gouvernement de François Bayrou arrive dans un climat tendu tant en France hexagonale que dans les DROM : l’État, accablé par une dette publique de 113 % du PIB et un déficit de près de 6%, exige 43,8 milliards d’euros d’économies, dont 5,3 milliards prélevés sur les collectivités locales. En Martinique, l’équation semble implacable : une collectivité unique, déjà fragilisée par une démographie en recul et une économie dépendante des importations, doit financer à la fois l’urgence sociale – environ 25 % de la population vit sous le seuil de pauvreté – et les investissements vitaux en eau, transport, logement, énergie, transition écologique ou infrastructures scolaires, mais également satisfaire les exigences des acteurs économiques en matière d’augmentation de la commande publique . Aujourd’hui, force est de souligner que le malaise social est palpable dans l’île. Et pourtant, dans le même temps, force est de constater que les prix sont majoritairement plus élevés en Guadeloupe,en Guyane , à la Réunion qu’en Martinique. Par ailleurs, La Martinique, dispute à l’île de la Réunion, la première place aux différents classements des départements d’Outre-mer. C’est elle qui affiche le PIB/habitant le plus élevé en 2021, ainsi que le taux de pauvreté le moins élevé et le taux de chômage le plus bas. Alors pourquoi la Martinique s’embrase de façon violente à intervalles réguliers, au contraire des autres DROM qui ne connaissent pas ces blocages et émeutes ?
Pour répondre à cette question il faut bien faire un retour en arrière sur la thématique identitaire omniprésente en Martinique depuis plusieurs décennies. Pour ce qui nous concerne la réponse réside partiellement dans le sentiment de mal être politique que connait la Martinique , et pas nécessairement sur le plan économique comme beaucoup semble le croire. Vu le constat de la situation sociétale de la Martinique, il serait illusoire de croire qu’un nouveau statut d’autonomie puisse entièrement changer la donne du malaise social actuel , car disons le tout net, l’origine du problème est identitaire , idéologique et institutionnelle.
À l’approche du Congrès des élus sur l’autonomie, cette crise de confiance prend une dimension encore plus sensible, car la clarification des compétences entre l’État et la CTM apparaît désormais incontournable.Le malaise social qui secoue aujourd’hui la Martinique ne peut être lu uniquement à travers le prisme économique. Les indicateurs le démontrent clairement : avec un PIB par habitant supérieur à celui des autres départements d’Outre-mer, un coût de la vie moins élevé et un taux de chômage relativement plus bas ainsi qu’une pauvreté moins marquée qu’en Guadeloupe, en Guyane ou à La Réunion, l’île se situe objectivement dans une position plus favorable que ses voisines. Pourtant, c’est bien en Martinique que les colères éclatent de façon régulière et parfois violente, traduisant un malaise d’une autre nature. Celui-ci plonge ses racines dans l’histoire politique et identitaire de l’île, dans une quête de reconnaissance et de clarté institutionnelle qui reste inachevée.

Le contexte budgétaire actuel accentue ces tensions. Alors que l’État lui même semble en grande difficulté budgétaire, la Collectivité Territoriale de Martinique se retrouve étranglée. Déjà fragilisée par un déclin démographique et une économie fortement dépendante des importations, elle doit pourtant assumer des charges importantes : lutter contre une pauvreté qui augmente avec la crise , investir dans les infrastructures essentielles – eau, transport, logement, énergie, transition écologique, écoles – et compenser les manques de l’État en cofinançant hôpitaux et université. À cette équation financière déjà impossible s’ajoute un désengagement progressif de l’État qui, en refusant de clarifier la répartition des responsabilités, transfère de facto sur la CTM des charges qui ne relèvent pas de ses compétences. La collectivité, en tentant de pallier ces lacunes, se retrouve accusée d’inefficacité par une population qui, dans son quotidien, n’a pas les moyens de distinguer l’origine des dysfonctionnements.

Cette confusion institutionnelle alimente une défiance profonde envers les élus locaux qui deviennent des cibles faciles . Les citoyens, qui aspirent à un changement concret, voient s’accumuler les crises et imputent directement à la CTM l’incapacité à y répondre. Le climat de frustration est d’autant plus fort que l’illusion d’une autonomie élargie, régulièrement agitée comme horizon politique, se heurte à la réalité : sans transfert de moyens financiers adéquats en provenance de l’État , tout élargissement de compétences demeure une chimère. À l’approche du Congrès des élus, censé statuer sur les perspectives d’autonomie, cette contradiction prend une dimension explosive. Car si l’État consent à donner plus de pouvoir normatif, rien n’indique qu’il assumera l’obligation corrélative de doter la collectivité des moyens nécessaires. L’autonomie, au lieu de répondre au malaise, risque ainsi de renforcer la frustration.

Dans ce contexte, la CTM se retrouve dans une situation de plus en plus intenable. Sa légitimité est fragilisée par l’écart entre les attentes suscitées et les résultats concrets. L’effondrement de la commande publique, conséquence directe de ses difficultés financières, illustre ce piège : plus de cinquante entreprises du BTP ont récemment déposé le bilan, plongeant encore davantage l’économie locale dans la crise et alimentant le ressentiment populaire. Les élus locaux deviennent alors la cible privilégiée d’une colère qui dépasse la seule question matérielle pour toucher à l’essence même du rapport entre la société martiniquaise et ses institutions.

Le véritable nœud de la crise martiniquaise n’est donc pas d’abord économique mais politique, identitaire et idéologique. C’est la question identitaire, omniprésente depuis plusieurs décennies, qui ressurgit sous la forme de tensions sociales récurrentes. La société martiniquaise vit dans l’entre-deux : ni pleinement satisfaite de son intégration institutionnelle à la République, ni convaincue par les promesses d’une autonomie qui paraît et aux yeux d’une partie de la population . De cette contradiction naît un sentiment d’impasse, où chaque mobilisation violente traduit la même frustration collective : celle de ne pas trouver de cadre politique qui réponde à la fois aux aspirations identitaires et aux urgences sociales. Et l’exemple même de la transformation du mouvement RPPRAC, fer de lance contre la vie chère, en nouveau parti politique réclamant présentement un changement de statut , est de nature à s’interroger !

À terme, si cette confusion perdure, la Martinique pourrait s’enfoncer dans une spirale dangereuse. D’un côté, une population désabusée et de plus en plus méfiante envers ses élus ; de l’autre, une collectivité asphyxiée financièrement et institutionnellement, prisonnière d’un double échec : celui d’avoir nourri des espoirs irréalistes avec une fusion de la région et du département, et celui de ne pas parvenir à répondre aux besoins immédiats. Le risque est grand que cette défiance durable se traduise par un rejet accru des institutions, un accroissement des tensions sociales et de nouvelles flambées de violence. Le malaise martiniquais, profondément enraciné dans une crise politique et identitaire, restera donc entier tant que l’État et la collectivité n’auront pas apporté une réponse claire, crédible et partagée sur la place de l’île dans son futur avenir institutionnel.

Jean marie Nol économiste et juriste en droit public