Le jardin des sculptures de la Fondation Clément – entretiens d’artistes : Thierry Alet

— Propos recueillis par Matilde dos Santos, Historienne, critique d’art et curateur indépendant —

Créé au début des années 1990, le parc qui est devenu le Jardin des sculptures de l’Habitation Clément ; a reçu en 2012, Blood de Thierry Alet, la première des vingt et une œuvres qui forment le jardin tel qu’il est aujourd’hui. En 2019, afin de préparer l’ouvrage sur le jardin, publié finalement en février 2020, j’avais mené une série d’entretiens avec les créateurs des œuvres du parc. Thierry Alet, qui expose en ce moment* à la Fondation Clément en tant que curateur et artiste, avait répondu alors par écrit et à l’oral à un court questionnaire sur son œuvre Blood. Ses réponses sont comme l’artiste, souvent sensibles et intimes, parfois drôles et insolentes.
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Matilde dos Santos : Thierry Alet en cinq dates. Quels sont pour toi les événements ou rencontres qui ont impacté le plus ta destinée ou ton œuvre ?
Thierry Alet : 1976, la Soufrière est entrée en éruption. La ville a été évacuée et tous les voisins sont partis. Moi et mes deux sœurs nous sommes retrouvés seuls devant la maison. Ma grand-mère n’était pas là non plus. J’avais une mère mais je ne l’avais jamais encore vue. Finalement mon père est arrivé dans une petite voiture orange. Et nous a sortis de là. Cette année-là je l’ai vu essayer de construire sa maison de ses propres mains, tandis que les voisins se moquaient de lui jusqu’à ce qu’il abandonne. Cette même année j’ai appris à lire tout seul une nuit sur les marches de la pension de Madame Julia, où ma grand-mère avait trouvé refuge avec nous. J’ai vu les autres enfants exploser des pétards que ma grand-mère refusait de m’acheter ; je l’ai vue porter un plâtre au poignet qu’elle avait cassé à force d’essayer de me corriger. Quand on est finalement rentrés chez nous l’herbe était plus haute que moi. Un monsieur est venu nous vendre une tondeuse dont je n’arrivais pas à lire le nom : Lawn Boy.
1987, ma mère qui était réapparue depuis quatre ans me demande de la rejoindre le lendemain. Sans rien m’expliquer, elle m’amène au bureau du directeur de l’école d’arts visuels de Martinique, Monsieur Xavier. J’avais fait quelques dessins et surtout j’avais confectionné des dizaines de robes, jupes, pantalons, sacs et toute sorte de choses en tissu, parce que je voulais devenir styliste comme Jean-Paul Gautier. Comparativement, mon portfolio en dessin et peinture était bien maigre. Mais, miracle, le directeur accepte de me laisser suivre les cours en auditeur libre. Demi-miracle à vrai dire, puisque je ne suis pas inscrit et n’ai d’existence ni pour l’administration de l’école d’art, ni pour le Ministère de l’Education Nationale qui décerne les bourses d’études. C’est ainsi que je suis entré par la toute petite porte dans la vie d’artiste.
1996, je vis à New York. Un soir je passe devant le FIT (Fashion Institut of Technology) sur la 7e Avenue ; il y a une réception et je m’y invite. Là je rencontre Manisha Phadnis, une jeune indienne au sourire éblouissant qui se présente comme quelqu’un de profondément intelligent et généreux. Quelques jours plus tard elle me présente Soichiro Shimizu, un peintre Japonais autodidacte, avec qui je vais parcourir des kilomètres et des kilomètres de galeries et de musées dans la big Apple.

MDS : Thierry Alet en cinq œuvres. Quelles sont les œuvres que tu considères comme des jalons de ta production, ou qui sont très spéciales pour toi et pourquoi ?
TA : Pour moi, les séries sont plus marquantes que les œuvres ou qu’une œuvre en particulier. Certains artistes font le même genre de peinture toute leur vie, comme Basquiat ou Dali. D’autres font des séries différentes comme Gerhard Richter ou Damien Hirst, j’appartiens à ce genre d’artiste-là.
Le roi déchu s’est immiscé dans ma vie quand mon père est allé en prison. Ça a pris bien trois ans pour se manifester. C’est une série importante, j’en ai tiré ma première exposition.
Les têtes qui rient sont venues encore plus tôt. J’étais en 2e année d’école d’art et je voulais faire une série sur les clowns, mais mon professeur de l’époque m’en dissuada. La série est ressortie dix ans plus tard à l’occasion du 150e centenaire de l’abolition de l’esclavage. Mais Daniel Maximin, commissaire du projet refuse de les exposer. Elles seront exposées plus tard à la galerie Léonora Vera à New York, mais aussi aux galeries Enzo Canaviello à Milao et Velan à Turin, puis à la Fondation Clément dans l’exposition collective, vous êtes ici, en 2010. C’étaient 13 grandes toiles de 2 mètres carrés chacune. Il y a eu des têtes qui rient avant et aussi après, mais ces 13 toiles-là sont celles qui se rapprochent le plus de ce que je voulais dire : la complexité d’être moi. Tenter à tout prix de garder son rire et son insolence tout en voulant désespérément être accepté.
Les commandes monumentales sont aussi des moments où j’ai eu la possibilité de me dépasser parce que plus détaché des considérations financières, même si on ne l’est jamais complètement : Blood, La voleuse d’enfant, Exil.

MDS : Blood et tes autres créations, quel rapport ?
TA : Répondre à une commande c’est aussi la comprendre. Pour cela, je cherche au plus loin en moi et en nous l’ensemble des connaissances et affects qui ont traversé ma vie jusque-là. Blood a été créée à l’occasion de l’année de l’Outremer à Paris. Je me suis demandé ce qu’un Antillais avait à dire à la France. Pour moi c’était clair, je voulais dire qu’on n’oublie pas et que le temps n’y fera rien puisque c’est inscrit dans le sang. Mon premier contact avec la commissaire, j’étais dans les bureaux de la Fondation Clément, et elle dans son bureau à Paris. Tout en parlant j’ai fait le croquis original de l’œuvre avec ses dimensions (7 mètres de long). La commissaire, à l’autre bout du fil, se demandait si les parisiens, en faisant leur jogging dans le jardin du Luxembourg le matin ne seraient pas effrayés par cet appel au sang venu d’un descendant d’esclaves. Je lui ai répondu : on peut mettre FLEUR si vous préférez et je suis parti. Le projet a été débattu en mon absence. Je savais que l’œuvre ne serait pas effrayante et je savais que je pouvais compter sur l’intelligence des joggeurs du jardin du Luxembourg. Naturellement, Blood est l’héritier direct de ma série la plus connue, les manuscrits. C’est une sorte de manifestation sculpturale de ces peintures.
MDS : Blood et LOVE de Robert Indiana, citation, remake, remix ou autre chose ?
TA : C’est une référence qui était présente dès la création. Je voulais que nous ayons, nous aussi Antillais, notre LOVE. Je le voulais manuscrit, je le voulais plus beau, plus fort de sens aussi. Je voulais répondre à leur hauteur, leur parler avec leurs mots. Comme Césaire, Chamoiseau, Glissant, Damas, Fanon utilisent la langue des exploitants, j’ai utilisé le langage plastique du pouvoir dominant du monde de l’art. Pour eux c’est l’amour, pour nous c’est le sang, tous les deux viennent du cœur.
MDS : Blood et le jardin des sculptures. L’œuvre n’a pas été conçue pour les jardins de la Fondation Clément ; penses-tu néanmoins qu’elle ait un rapport spécial au site quand même ? Lequel ?
TA : Il y a eu un article dans le New York Times sur cette œuvre qui part de la chanson Strange fruits de Billy Holliday, pour expliquer la synthèse de notre histoire. La chanson parle du sang sur les racines et sur les feuilles. C’est une approche différente du même propos ; celui de l’histoire et de la mémoire. Il ne s’agit pas seulement du temps passé, mais aussi du temps qui passe. Blood était bien au Jardin du Luxembourg, elle est aussi bien à la Fondation. Elle serait tout aussi bien au bas d’une tour de Manhattan…

Thierry Alet (Basse Pointe,1969). Vit et travaille entre la Guadeloupe et New York. Diplômé de l’Ecole régionale des arts visuels de la Martinique (IRAVM) en 1992 ; il complète sa formation au Pratt Institute à New York en 1996. Thierry Alet est à la fois plasticien et producteur de manifestations d’art contemporain.

*Thierry Alet est le commissaire, mais aussi un artiste exposant de NUMERIS CLAUSUS exposition d’artistes guadeloupéens au temps du confinement à la Fondation Clément du 15 janvier au 10 mars 2021. Il mène aussi pour le compte de la Fondation Clément et pendant la même période J-EXPOSE, une présentation inclusive de la créativité guadeloupéenne à voir en ligne sur www.j-expose.com

Matilde dos Santos
Historienne, critique d’art et curateur indépendant